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le quatorzième siècle.

pêche plus guère : la loyauté subtile du chevalier sait se dérober fièrement ; avec de belles attitudes et une noble piaffe. Au fond, parmi tous ces chevaliers, il n’y a guère que des routiers ; il n’y a que les paroles et les manières qui fassent une différence. Voilà comment la féodalité se présente dans Froissart. Voilà comment, tandis que de plus en plus les rois se feront bourgeois, elle s’étalera dans les dernières grandes cours provinciales, notamment chez ces ducs de Bourgogne, où elle sera, plus que nulle part ailleurs, extravagante de vanité, d’insolence, de faste, et désolante d’intime et essentielle grossièreté.

L’autre principe vital du moyen âge, la foi, ne subit pas de moindres atteintes. Sans doute le christianisme, si actif et si fécond même de nos jours, n’est pas épuisé au xive siècle : la foi est aussi ardente que jamais. Mais l’Église, avec ses institutions et sa hiérarchie, semble prendre à tâche de tromper, de désespérer ses croyants. Les désordres scandaleux du schisme, les indignes querelles des antipapes, les ambitions, les passions, les mœurs, le luxe des cardinaux et des évêques, le marchandage effréné des dignités ecclésiastiques, la politique et les intérêts personnels se jouant de la religion, la déviation du grand mouvement chrétien qui avait créé les ordres mendiants, les richesses insolentes, l’esprit dominateur et intrigant de ces humbles moines, tout cela n’empêchait pas de croire, mais tout cela détachait de la forme actuelle de l’Église, tout cela rendait la simple obéissance, la docilité confiante à l’Église de plus en plus impossibles : et la foi des peuples se tournait en explosions indisciplinées de zèle individuel, en sombres exaltations où peu à peu se précisait l’idée que l’Église perdait la religion du Christ, et que les gens d’Église perdaient l’Église. On s’habituait à suivre la pensée de son esprit, le sentiment de son cœur, sans attendre une règle, une direction de l’autorité ecclésiastique, haïe, méprisée ou suspecte en ses représentants.

La royauté recueille la puissance qui échappe des mains de la féodalité et de l’Église. Elle transforme insensiblement sa suzeraineté en souveraineté ; elle se fortifie et contre les entreprises des seigneurs et contre l’ingérence des papes : elle prétend être la maîtresse chez elle, et commander seule à tous, laïcs ou clercs. L’Église de France est son Église, qui ne devra obéir au chef spirituel de Rome qu’autorisée et contrôlée par le chef temporel de Paris. La force du roi, c’est d’incarner pour le peuple l’unité de la conscience nationale, de représenter pour les lettrés la doctrine romaine de l’État souverain. On le sent protecteur et on le veut maître. Et la royauté, sauf d’intermittents accès de frénésie chevaleresque, voit où elle va, ce qu’elle peut, par qui elle dure et