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decomposition du moyen âge.

de là, les germes épars encore et chétifs de ce renouvellement universel qui sera la Renaissance. Plus on va, plus la décomposition s’avance et s’étale aux yeux les moins clairvoyants ; la façade, qui longtemps se maintient, ne cache plus l’effondrement interne ; mais plus aussi l’avenir mêle ses lueurs aux reflets du passé : et cependant rien ne se fonde, et le xve siècle se clôt, en laissant l’impression d’un monde qui finit, d’un avortement irrémédiable et désastreux [1].

L’âme du monde féodal se dissout : les principes qui faisaient sa force, se dessèchent ou se corrompent. Il semble que leur fécondité soit épuisée, sauf pour le mal. La noblesse féodale fournira des mérites, des dévouements individuels : mais, à la prendre en corps, son rôle bienfaisant est fini ; elle fait décidément banqueroute à l’intérêt public ; elle devient l’obstacle, l’ennemie, et réunit contre elle la bourgeoisie et le roi, rendant dès lors inévitables ces deux étapes du développement national : la monarchie absolue et la Révolution. Elle n’a plus de Rolands ni même de Lancelots : à force d’élever, de raffiner l’idéal chevaleresque, elle l’a résolu en un héroïsme de parade, pompeux et vide. Sous prétexte d’épurer le sentiment de l’honneur, on l’a séparé de tous ses effets pratiques ; on a exclu la considération grossière et avilissante de l’utilité. Mais, le service du roi, de la France, n’étant plus la fin de la bravoure, la prouesse n’ayant d’autre objet qu’elle-même, d’abord toutes les folies de Crécy, de Poitiers, de Nicopolis, d’Azincourt en ont résulté, et la chevalerie s’est révélée, non plus seulement inutile, mais funeste.

Puis comme cet héroïsme à vide n’est pas compatible avec la réelle humanité, voici comment le roman s’est transcrit dans la vie : derrière la façade théâtrale des vertus chevaleresques, toute la brutalité de l’égoïsme individuel se donne cours. Belles paroles, riches habits, fêtes somptueuses, effrénées largesses, folles aventures, grandes démonstrations d’honneur, de générosité, de loyauté : voilà le dehors, le masque. Le dedans, c’est vanité, cupidité, sensualité, scepticisme moral et absolu égoïsme. La guerre est pour les seigneurs un moyen de gagner, et le seul : de la cette fureur de combats, ces éclatantes prouesses, mais aussi cet âpre rançonnement des prisonniers, ce dur pillage des provinces. Et de là, quand manque l’ennemi national, la fièvre des lointaines aventures, ou les ligues contre le roi, pour le bien public : entendez, comme on l’a dit, que le bien public est le prétexte et la proie. Le lien féodal, bien relâché, n’oblige ni n’em-

  1. À consulter : V. Le Clerc et E. Renan, Histoire littéraire de la France au xive siècle, 2 vol. in-8, 2e édit., Paris, 1865.