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littérature bourgeoise.

de nature, c’est l’amour. Mais l’institution monastique est l’âme de l’Église : l’idéal chrétien ne se réalise à peu près que par l’ascétisme des couvents, où s’épanouissent les saintes fleurs de pauvreté et de pureté. L’Église (et non pas seulement les moines) est ennemie de la Nature : et Jean de Meung, qui ne s’attaque qu’aux moines, le voit bien obscurément. Quand il déclare la Nature « ministre de la cité mondaine », ou « vicaire et connétable de l’empereur éternel », pourquoi donc lui donne-t-il les titres sur lesquels le chef même de l’Église fonde son autorité ? Ne semble-t-il pas ainsi instituer en face du vicaire de Jésus-Christ, qui siège à Rome, un autre vicaire divin qui réside en chacun de nous, et dont les commandements intérieurs pourront faire échec aux commandements de l’Église romaine ? Cependant Jean de Meung se contente de consacrer la Nature au nom de Dieu : il laisse à un autre, qui viendra à son heure, à Rabelais, la charge d’excommunier l’Église, Antiphysie, au nom de la Nature.

En effet, il ne peut sortir de son temps, et le temps n’est pas venu de n’être pas chrétien. Jean de Meung n’aperçoit pas que sa pensée le met hors de l’Église, et en ruine les fondements. Il est croyant et pieux, comme Rutebeuf : si l’on ne regardait que l’élan du cœur, je dirais presque qu’il l’est comme Joinville. L’Évangile est sa règle, il s’y tient, il le défend : il dispute contre ceux qui lui semblent s’en éloigner, il se fait le champion de l’ancienne foi contre les nouveautés de l’Évangile éternel, et c’est pour purifier la religion, qu’il fait une si rude guerre à la corruption de l’Église, aux vices des ordres monastiques. Sa situation est celle des premiers réformateurs du xvie siècle, de ces humanistes chrétiens qui croient servir Jésus-Christ en se servant de leur raison, et qui très sincèrement, très pieusement, espèrent la réforme de l’Église du progrès de la philosophie. Volontiers, comme ils feront souvent, il met toute l’orthodoxie dans la foi ; et toute la foi dans la charité, la bonne volonté, la vertu. Aimer le prochain, l’aimer activement, c’est être bon chrétien, et Dieu ne demande pas autre chose. Aussi, au formalisme compliqué des pratiques, aux exigences contre nature de la vie monastique, oppose-t-il, dans des vers d’une expression originale et forte, la sainteté laïque qui gagne le ciel, l’idéal de la vie chrétienne dans le monde, qui satisfait à la fois à l’Évangile et à la raison :

Bien peut en robes de couleur
Sainte religion fleurir :
Plus d’un saint a-t-on vu mourir,
Et maintes saintes glorieuses,
Dévotes et religieuses