Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/154

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
132
littérature bourgeoise.

l’ouvrage que cette absolue incompatibilité des deux intelligences qui l’ont faite.

Jean Clopinel est un vrai bourgeois, qui n’entend rien aux raffinements de l’amour courtois, ou qui n’y voit que ridicule fadaise : aussi, dès les premiers vers qu’il écrit, imprime-t-il à sa matière un tout autre caractère, un caractère tout pratique et positif. Et même lorsqu’il traduit les courtoises leçons d’André le Chapelain, notre bourgeois, qui n’a pas un grain de chimère dans l’esprit, les interprète dans le sens des plus matérialistes fabliaux.

En bon bourgeois aussi, le collaborateur indigne de Guillaume de Lorris méprise les femmes : et de ce mépris brutal et profond naît pour lui l’impossibilité de comprendre l’amour courtois : comment peut-on perdre temps en propos ingénieux, en grimaces dévotes, avec cet être fragile, vicieux, bavard, menteur, et qui ne sert pour un prud’homme qu’à tenir le ménage et donner des enfants ? Une des plus authentiques marques de bourgeoisie dans une œuvre littéraire, c’est l’effacement ou l’abaissement de la femme : Jean de Meung donne à la règle une éclatante confirmation. Jamais verve plus robuste n’a diffamé et dégradé la femme : Arnolphe n’est que son descendant dégénéré et poli.

Un manque essentiel de respect, l’instinct de défiance et de médisance contre les puissants, contre les gens en place, contre ceux surtout qui détiennent une part de la richesse publique ou qui ont mission d’administrer la justice, contre ceux aussi, baillis ou prévôts, dont le menu peuple souffre plus parce qu’ils sont plus près de lui, voilà un autre trait de l’humeur bourgeoise ; et par là encore la seconde partie du Roman de la Rose est d’inspiration bourgeoise.

Enfin, de tout temps, le bourgeois a détesté l’hypocrisie et médit des « cagots » : et il définit hypocrisie ou cagotisme tout ce qui n’est pas la religion telle qu’il l’entend et la pratique, accommodée à son usage, intérêts et préjugés. Hier c’était au jésuite qu’il en avait : au xiiie siècle, c’était aux jacobins, aux cordeliers, en un mot aux ordres mendiants. Jean de Meung qui admet le Temple et l’Hôpital, les chanoines de Saint-Augustin et l’ordre de Saint-Benoît, est un des plus terribles ennemis que les moines mendiants aient rencontrés. Guillaume de Lorris avait esquissé la figure hypocrite de Papelardie, sans désigner personne : Jean de Meung, avec emportement, brosse l’image horrifique de Faux-Semblant, richement enluminée de tons crus et violents ; et de peur qu’on ne s’y trompe, il ajoute à l’image une légende qui nomme les originaux. Ce bourgeois rangé, prudent, pieux, en veut aux mendiants de leur vie quémandeuse et fainéante, de leurs richesses acquises sans travail ; il leur eu veut de se substituer aux séculiers, de prêcher, de