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littérature didactique et morale.

Malgré tout, Guillaume de Lorris est plus poète qu’orateur, et plus peintre que moraliste. Deux hommes ont certainement eu grande influence sur lui, Ovide et Chrétien de Troyes : de cette double influence s’est dégagée son originalité. Il y a, dans ses descriptions du jardin d’Amour, dans ce mélange d’abstractions morales, de mythologie païenne, et de mièvres paysages, il y a je ne sais quelle sincérité de joie physique, une allègre et fine volupté. À travers beaucoup de prolixité et de fadeurs, à travers ses interminables énumérations d’arbres et de plantes, et le monotone défilé de ses dames toutes si parfaitement belles et blondes et généreuses qu’on ne saurait les distinguer, il y a dans Guillaume de Lorris quelque chose de plus que dans Chrétien de Troyes. Celui-là a aimé la lumière, les eaux, les fleurs, les ombrages ; il a noté quelque pari, sans ombre de libertinage, les blancheurs de « la chair lisse ». Quelque chose de païen s’éveille en lui. L’œuvre est d’un art bien insuffisant : mais dans l’âme de l’homme point comme une obscure lueur, aube de la Renaissance encore lointaine.

À certaines comparaisons, du reste, toutes fraîches et prises en pleine nature, on devine que les sens de ce maître ès arts de l’amour conventionnel se sont ouverts aux impressions du monde extérieur. Aussi renouvelle-t-il par sa sensation directe certaines des plus banales et traditionnelles métaphores. Ainsi, quand il peint dame Oiseuse, dont la gorge est blanche,

    Comme est la neige sur la branche
    Quand il a fraîchement neigé,

n’est-ce pas une sensation personnelle et toute frissonnante encore qu’il fixe dans cette jolie image ? Et c’est pareillement un coin d’idylle qui fleurit en pleine aridité de la métaphysique amoureuse, quand le poète fait dire à son amant :

    Je ressemble le paysan
    Qui jette en terre sa semence,
    Et il a joie à regarder
    Comme elle est belle et drue en herbe :
    Mais avant qu’il en cueille gerbe,
    Par malheur l’empire et la grève
    Une male nue, qui crève
    Quand les épis doivent fleurir :
    Et fait le grain dedans mourir,
    Et ravit l’espoir du vilain.