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le lyrisme bourgeois.

vers, dont le dernier, plus court, rime avec les deux premiers de la strophe suivante (aab, bbc, ccd, etc.), une strophe de douze octosyllabes (aabaabbbabba), deux strophes de huit octosyllabes (abababab et ababaaab), une strophe de quatre alexandrins monorimes ; il emploie aussi volontiers les octosyllabes continus rimant par paires. Il prend à la poésie savante quelques-uns de ses jeux de rimes : mais de cet exercice fastidieux et froid, sa gaminerie parisienne fait une sorte de jonglerie cocasse, un jaillissement drolatique de calembours. Il s’y complaît au reste, et il n’y a sujet si grave où il ne suive librement sa fantaisie : voyez par quelle cascade d’homonymes, Marie, mari, marri, Marion, marié, se clôt la dévote narration et la pénitence de Marie l’Égyptienne.

Avec tous ses procédés et parfois ses artifices, Rutebeuf a fait une œuvre sincère. Il fut en son temps une sorte de journaliste, pas toujours indépendant, mais toujours original, toujours convaincu, soit qu’il travaillât sur commande, ou qu’il fût l’écho des passions populaires. Qui veut connaître l’opinion de la bourgeoisie parisienne sur le règne de saint Louis, n’a qu’à le consulter : c’est un témoin qui dépose sans crainte et sans flatterie. Au gré de notre poète, tout n’est pas au mieux sous le plus saint des rois : il paraît que le monde est déjà corrompu. Le clergé est avare ; les chevaliers,

    Je n’y vois Rollant n’Olivier,

ni surtout cet Alexandre, qui savait donner aux ménestrels. Les baillis et prévôts pillent le pauvre monde ; les marchands vendent cher de mauvaises denrées ; et pour les ouvriers,

    Ils veulent être bien payés
    Et petit de besogne faire.

Il n’y a que les écoliers qui valent quelque chose.

Le roi n’est pas à l’abri de la censure. Ce n’est pas Rutebeuf qui admirerait avec Joinville comme saint Louis a « enluminé » son royaume de belles abbayes. Il n’est pas ami des moines et des nonnes, et il faut l’entendre dénombrer, avec une indignation qui s’échappe en mordantes épigrammes, tous les ordres que la protection royale a installés dans la bonne ville de Paris, dotés de privilèges et de riches revenus : Barrés, Béguines, Frères du sac, Quinze-Vingts, Filles-Dieu, la Trinité, le Val des Écoliers, Chartreux, Frères prêcheurs, Frères mineurs, Frères Guillemins, moines blancs, moines noirs, chaussés et deschaux, avec ou sans