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le lyrisme bourgeois.

Colin Muset parlait une fois de son ménage : dans ces remuantes communes picardes, où les têtes sont chaudes, rien ne passionne plus les poètes du cru que les affaires locales, la vie de la cité, du quartier, du foyer, ils nous parlent d’eux, de leurs femmes, de leurs compères, raillant, invectivant, aimant, regrettant selon l’événement qui les inspire ou selon le vent qui souffle. L’un d’eux, Jean Bodel, un talent universel, épique, lyrique, dramatique, fut atteint de la lèpre, et obligé, selon le règlement de police qui était en vigueur, d’aller s’enfermer dans une léproserie ; avant de partir, il fit ses adieux au monde, à sa ville d’Arras, à tous ses amis et voisins, en quarante et une strophes de douze vers, triste et le cœur dolent, comme on peut penser, mais trouvant encore la force de sourire, et faisant en somme belle contenance. Ce Congé eut du succès, et par suite des imitateurs. Maître Adam de la Halle n’était pas lépreux, et des querelles locales le contraignaient à partir : aussi prend-il congé avec plus de colère que de tristesse, et lançant contre Arras quelques invectives qui — de fort loin — font songer aux amères salutations que Dante exilé envoyait à sa patrie.



2. RUTEBEUF.


Hors du groupe picard, le xiiie siècle nous offre presque un grand poète. Je veux parler de Rutebeuf, le poète parisien [1]. Il a touché à tous les genres, hormis les chansons de geste et les romans : il a fait un miracle dramatique, un monologue bouffon, deux vies de saints, des fabliaux, des complaintes dévotes, funèbres, satiriques, des chansons, des dits satiriques ou didactiques, des descriptions allégoriques : son œuvre pourrait se distribuer dans trois chapitres et plus de cette histoire. Mais c’est ici le lieu de parler de lui : pour la première fois, nous rencontrons dans l’histoire de notre littérature une individualité fortement caractérisée, qui se retrouve dans les ouvrages les plus divers.

Rutebeuf est un contemporain de saint Louis et de Philippe le Hardi. Si l’on pouvait, en évitant la confusion, suivre la chronologie sans distinguer les genres, il faudrait introduire Rutebeuf entre les deux parties du Roman de la Rose : car il écrit après Guillaume de Lorris, dont les allégories visiblement l’enchantent et l’inspirent. Mais il écrit avant Jean de Meung, qui n’est pas

  1. Éditions : A. Jubinal, Bibl. Elzév., 3 vol. in-16, 2e éd., 1874 ; A. Kressner, Wolfenbüttel, 1885. – À consulter : Clédat, Rutebeuf, Hachette, in-18, 1891 (Coll. des Grands Écrivains français).