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littérature bourgeoise.

s’établissait un peu partout, sous le nom de puis, en Picardie, Normandie, Flandre, des concours de poésie par lesquels l’art provençal du xiie siècle se transmit en se dégradant aux chambres de rhétorique du xve. Mais au-dessous des compositions subtiles et savantes, en partie par réaction contre leur essentielle inanité, en partie par leur influence qui fit reconnaître la dignité des vers, et à l’aide de leurs procédés de facture, on vit se développer une poésie plus matérielle, qui donnait satisfaction à l’esprit bourgeois des auteurs et du public. À vrai dire, il n’est pas sûr que ce soit une poésie lyrique : elle se mêle de toutes sortes d’éléments et revêt mille formes. Elle tient au lyrisme par des rythmes et un mouvement de chansons : elle s’imprègne fortement de satire, tantôt personnelle comme dans les ïambes des anciens Grecs, tantôt sociale ou politique, comme dans les comédies d’Aristophane, et tantôt purement morale, comme dans les satires d’Horace ou de Juvénal.

Entre les œuvres nettement caractérisées qui se classent dans les genres définis, entre les fabliaux, les poèmes didactiques et le lyrisme courtois, s’étale une masse confuse de pièces, chansons, complaintes, dits, disputes, congés, qu’on est souvent embarrassé de classer, où ne domine aucun caractère exclusivement narratif, moral ou lyrique. Mais ces pièces ont en général ceci de commun, qu’elles sont d’actualité, nées des circonstances et d’une particulière émotion des esprits. Il en est qui sont anonymes et impersonnelles, et qui reflètent les sentiments d’un siècle et d’une classe, parfois avec une singulière intensité : comme cette virulente complainte de Jérusalem (vers 1214), qui n’est qu’un cri de haine contre la richesse du clergé et la corruption de Rome. On croirait à la lire être à la veille des événements qui se firent attendre les uns plus de trois siècles, et les autres près de six, surtout si l’on songe que de toutes parts, dès le xiiie siècle, la même clameur s’élève. Avec ses inégalités et ses petits effets de rimes, cette complainte est un assez beau morceau de satire lyrique [1].

Malgré cette pièce et d’autres de même ordre, on pourrait désigner toute cette poésie d’origine bourgeoise sous un nom qui, en la distinguant de la poésie lyrique, marquerait bien le rapport qui les unit l’une à l’autre : on pourrait l’appeler poésie personnelle. Car ce sont leurs sentiments, leurs affections, leurs haines, leurs prospérités et plus souvent leurs malheurs, dont les poètes bourgeois font la matière de leurs vers : et ainsi leur œuvre est lyrique, par accident, peu ou prou, juste dans la mesure où leur tempérament est capable d’émotion lyrique.

  1. Bartsch et Horning, p. 373. — Cf. aussi Jeanroy et Guy, Chansons et dits artesiens du xiiie siècle. Bibl. des Univ. du Midi. 1898.