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le lyrisme bourgeois.

finirent par être vivants : bergers et bergères devinrent de vrais paysans. Il y eut des poètes qui, des conventions traditionnelles du genre, repassèrent aux réalités correspondantes et prochaines. Certaines pastourelles qui parfois ne gardent même pas le thème fondamental de la rencontre d’un chevalier et d’une bergère, sont de charmants tableaux de genre avec leurs rythmes alertes et leurs refrains joyeux ou goguenards ; elles nous montrent tout un côté de la vie rurale : les jeux, les danses, la gaieté bruyante du village, les coquetteries et les jalousies, les cadeaux idylliques de gâteaux et de fromages, la séduction des souliers à la mode et des fines cottes neuves, les gros rires et les lourds ébats terminés en rixes, coups de poing, musettes crevées, dents cassées. Toutes ces scènes si vivement esquissées, surtout dans des pastourelles picardes, nous révèlent des esprits à qui la vulgaire réalité a fait sentir son charme, et qui ont essayé de la rendre [1].

Volontiers aussi les faiseurs de chansons se regardaient eux-mêmes et disaient leur vie, ses joies et ses misères ; les pauvres diables qui attendaient leur subsistance de la libéralité des nobles patrons ou des auditeurs populaires, étaient amenés à se prendre pour sujets de leurs chansons comme de leurs fabliaux. De bonne heure, dès que la société se fut constituée dans une forme régulière ils y apparurent comme des irréguliers, des déclassés, et, comme tels, ils excitèrent la curiosité du public honorable et rangé, sur qui la vie de bohème a toujours exercé une fascination singulière. Ils surent exploiter ce sentiment, ils se peignirent à leurs contemporains, avec un mélange curieux de servile bouffonnerie et de touchante sincérité, qui était fait pour exciter un peu de pitié parmi beaucoup de mépris, et délier les cordons de la bourse des gens qui avaient ri. Il y a dans ce genre une exquise pièce d’un jongleur champenois, Colin Muset, le plus gentil quémandeur que nous connaissions avant Marot : il fait une peinture spirituellement naïve de son ménage à certain comte devant qui il avait « viellé » sans en rien recevoir [2].

C’était le goût des nobles qui maintenait surtout à la poésie lyrique son caractère d’irréalité convenue. La classe bourgeoise, en l’adoptant, la fit servir à des usages pour ainsi dire domestiques et lui procura ainsi, notamment dans les villes du Nord, une plus robuste vitalité. Ainsi, les thèmes consacrés de l’amour courtois continuaient d’être traités, et, à l’imitation des concours institués d’abord au Puy-en-Velay en l’honneur de la Vierge, il

  1. Cf. Bartsch et Jeanroy, ouv. cités, p. 179.
  2. Bartsch et Horning, ouv. cité, p. 351. Cf. J. Bédier, De Nicolao Museto, Paris, 1893.