Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
108
littérature bourgeoise.

et que ce n’est pas là le vrai monde dont on est. La sympathie pourrait bien être, dans la littérature réaliste, la marque décisive, impossible à contrefaire, de la sincérité.

On n’aura pas de peine à concevoir qu’il n’y a guère de psychologie dans les Fabliaux. Comme on n’y saisit pas d’intention de faire vrai, on n’y trouve guère aussi trace d’observation : quand le trait est juste, c’est d’instinct, par une bonne fortune de l’œil et de la main. Aussi n’y a-t-il rien de creusé, qui mette à nu les sentiments intimes et le mécanisme secret des âmes : ou, si l’on veut, on n’y rencontre pas de types généraux, ni d’analyses exactes. Cependant une exception doit être faite pour deux fabliaux d’un certain Gautier le Long : le Valet qui d’aise à mesaise se met. et la Veuve. Dans l’un, c’est le type du garçon qui, vivant largement de son salaire, se met dans la misère en se mariant à une fille pauvre comme lui ; le dessin est juste : garçon, fille, parents, hésitations, accord, résolutions, regrets, discorde, tous les caractères et tous les sentiments sont marqués d’expressions précises à la fois et générales. Dans l’autre est détaillée la peinture que La Fontaine a ramassée dans l’admirable fable qu’il a donnée sous le même titre : le désespoir de la veuve qui ne veut pas survivre à un époux chéri, l’indignation au premier mot qu’on lui dit d’un second mariage, l’insensible adoucissement du deuil, la renaissance du sourire, de la coquetterie, l’impatience enfin du veuvage, sont nettement, spirituellement indiqués par le conteur ; son récit, un peu prolixe et languissant dans la seconde partie, est dans tout le début d’une vivacité singulièrement expressive. Il faut se souvenir de ces fabliaux et du nom de Gautier le Long : ces deux contes nous représentent l’introduction de la psychologie dans notre littérature, et l’éveil chez nos écrivains d’un sens qui fera la moitié de leurs chefs-d’œuvre.

Hors des deux singuliers fabliaux de Gautier le Long, il ne faut chercher dans le reste du recueil que les qualités qui apparaissaient dans le Roman de Renart, et qui se retrouvent ici à travers les mêmes défauts. Dans la prolixité et la gaucherie de la plupart des fabliaux se fait sentir parfois une légèreté aisée, et les dialogues sont souvent remarquables de vivacité, d’énergie pittoresque et de fine convenance. S’il y avait plus de rapidité ou de sobriété (ce qui par endroits se rencontrait dans Renart), on ne voit pas ce qui manquerait au Vilain Mire ou au Vilain qui conquit paradis par plait, au conte de Saint Pierre et du Jongleur, à quelques autres encore. L’idéal exquis du genre pourrait être représenté par le Curé et le Mort de La Fontaine. Mais à l’ordinaire on est loin de cet idéal. En ce genre encore, notre moyen âge français a eu la malchance de ne produire aucun génie supérieur.