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littérature bourgeoise.

vie qu’impliquent les fabliaux est ce qu’on peut imaginer de plus grossier, de plus brutal et de plus triste. Il n’y a point de femme, une entre mille peut-étre, qui résiste à l’argent, à l’adresse ou à l’occasion : qui se fie à la femme est un niais ; qui en est dupé est ridicule ; qui la dupe est fort. Fort aussi qui la bat : lisez comment un chevalier mit à la raison sa femme et sa belle-mère ; la comédie de Shakespeare n’est que fadeur auprès [1]. En ce monde, il ne s’agit que d’avoir un esprit subtil — avec de bons poings, si l’on peut — mais l’esprit, l’ « engin », est le principal. Ici, comme dans Renart, le monde est aux rusés. De là la complaisance avec laquelle on nous détaille les dits et faits des fins compères, qui vivent d’industrie, et dont l’esprit est le seul capital : jongleurs, arracheurs de dents, voleurs sont toujours ici des personnages sympathiques.

Ainsi, immoralité et fourberie, voilà pour le fond : ajoutez-y la malpropreté comme forme extérieure, et la cruauté comme ressort de l’action. Le comique est tantôt à faire lever le cœur, et tantôt d’une révoltante brutalité. Ce qu’on trouve dans les fabliaux de membres rompus ou tranchés, de gens noyés ou assommés, ne saurait se compter : un cadavre est une chose joviale ; s’il y en a trois ou quatre, c’est irrésistible [2].

On a parfois trop insisté sur la vérité des fabliaux, on y a vu la vivante image de la réalité familière, le miroir de la vie du peuple au xiiie siècle. Sans doute, il y a là une certaine vérité extérieure et superficielle ; mais quel en est le prix et la saveur ? Nous apprenons comment se jouait une partie de dés au xiiie siècle, de quels cris de joie ou de colère les joueurs saluaient le point qu’ils amenaient, et que le perdant jurait par le corps de Dieu ou des saints. Nous y apprenons qu’un marchand qui s’en allait aux foires chargeait ses marchandises sur des chariots et avait des garçons pour les conduire. Nous y apprenons que les vilains suspendaient aux poutres de leurs toits des jambons qu’ils comptaient manger. Un économiste y verra le prix d’un mouton et ce qu’on pouvait avoir au cabaret pour un écu. Mais tout cela est d’un intérêt ou bien mince, ou bien spécial.

Il y aura pourtant quelque chose pour le moraliste : nous lisons en effet qu’en France au xiiie siècle il y avait des hommes, des femmes, des prêtres qui vivaient mal. Mais ce qui nous met en défiance, précisément, c’est qu’il y en a trop. Il en est des mauvaises mœurs comme des cadavres : cela ne signifie plus rien, à force d’être commun.

  1. Recueil général. t. VI, p. 95.
  2. Ibid., t. I, p. 12.