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littérature bourgeoise.

peintures vengeresses et salutaires des tours malicieux de l’éternelle ennemie, de la femme, piège attrayant de perdition, devinrent dans la bouche de nos très positifs bourgeois une licencieuse dérision de leurs joyeuses commères et de la vie conjugale. À peine quelque trace de l’instruction primitive aurait-elle subsisté parfois, comme dans ce Lai d’Aristote, où le maître de toute science, à quatre pattes, selle au dos, bride aux dents, porte la belle Indienne qu’il avait blâmé Alexandre de trop aimer, et donne l’ironique leçon de la sagesse vaincue par une blonde tresse, un sourire et une chanson.

Il faut restreindre le système de l’origine orientale des fabliaux, jusqu’à lui enlever forme de système. Il résulte des études récentes de M. Bédier que les auteurs de fabliaux n’ont point mis à contribution les recueils de contes d’origine certainement orientale, tels que la Discipline de Clergie ou le Directorium humanæ Vitæ ; que dans les sujets communs à l’Occident et à l’Orient il n’est pas toujours certain que la rédaction orientale — la plus anciennement écrite — soit la source réelle et primitive des versions occidentales ; que la tradition orale où puisaient nos conteurs renfermait des contes de toute provenance, où l’Inde a pu apporter son contingent, mais autant et pas plus que n’importe quel autre pays [1] ; enfin que la plupart des sujets de fabliaux ont pu naître n’importe où, étant formés d’éléments humains et généraux, et ne portant aucune marque d’origine. Il y en eut même certainement qui naquirent en France, et n’ont pu naître que là, utilisant tantôt des aventures réelles, tantôt et surtout des particularités locales de mœurs et de langue.

Ce fut au xiie siècle que de la tradition orale toutes ces histoires commencèrent à passer dans la littérature ; elles furent rimées en petits vers de huit syllabes, pour être récitées par les jongleurs. Pendant deux siècles à peu près, le genre fut à la mode, et cent cinquante fabliaux environ qui nous sont parvenus se distribuent, autant qu’on peut les dater, à travers tout le xiiie siècle et le premier tiers du xive siècle (1159-1340).

Bon nombre sont anonymes ; des auteurs qu’on connaît, sauf Rutebeuf, on ne sait rien que le nom, et souvent le pays d’origine ; ils sont Français. Champenois ou Picards, par aventure Anglo-Normands ou Flamands. La géographie des Fabliaux nous enferme dans les mêmes régions. Les points extrêmes où nous conduisent toutes ces aventures de bourgeois et de vilains sont à peu près

  1. Sur 147 fabliaux qu’il reconnaît, M. Bédier en romple 8 qui se racontaient en Occident avant les croisades (sur lesquels 6 remontent à l’antiquité gréco-romaine), et 11 seulement comme ayant eu une existence certaine en Orient.