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littérature bourgeoise.

à la croisade : l’enthousiasme qui animait les compagnons de Godefroy de Bouillon s’est bien amorti ; que de chevaliers, comme Renart avec Belin le mouton et Bernart l’âne, prennent la croix pour faire pénitence ! Et lorsqu’ils ont à peine perdu de vue les créneaux de leur donjon ou le clocher de leur ville, pour peu qu’ils aient exterminé les provisions de quelques bonnes gens qui parfois en font la grimace, ils s’en reviennent comme s’ils avaient fait grand exploit et sauvé la chrétienté, criant outrée de tous leurs poumons !

L’Église n’est pas plus ménagée, ni la religion : Bernart l’âne est archiprêtre ; Primant le loup, ivre du vin que Renart lui a fait boire, revêt l’étole, sonne les saints, et chante l’office à tue-tête devant l’autel ; Rosnel le mâtin joue le corps saint sur lequel on doit jurer, et machine un miracle, en promettant de ressusciter au bon moment pour happer le parjure. Et voici tout le service funèbre de Renart (qui du reste n’est pas mort) : d’abord on chante auprès du corps les leçons, répons et versets des vigiles des morts ; puis le lendemain on sonne les sains, on porte le corps à l’église, on le dépose devant l’autel, et l’office commence. Bernart l’archiprêtre, « un peu avant l’évangile », fait l’oraison funèbre de Renart, qui commence, ainsi qu’il sied, par une grave méditation de la mort, et se termine en ordurière polissonnerie. Après quoi, l’épître, l’évangile « secundum le goupil Renart », et sire Bernart achève de chanter la messe. Ailleurs, dans un conseil que tient le roi Noble, sur la façon de conduire le procès de Renart, Musart le chameau, légat du pape, prend la parole : il faut entendre cette éloquence de canoniste et de lettré, cet incroyable jargon fait d’italien, de latin, de français burlesquement amalgamés, et dont le sens fort impudent est qu’il faudra mettre Renart hors de cour s’il sait donner à temps « universe sa pécune ».

Mais à qui les rédacteurs de Renart n’ont-ils pas donné son compte ? Il n’est pas jusqu’au harpeur breton, dont le baragouin demi-anglais demi-français ne soit plaisamment contrefait.

Au reste, jongleur ou légat, prêtre ou baron, notre roman n’en veut à personne, s’il se moque de tout le monde. La gaieté seule, une inoffensive gaieté inspire cette satire universelle : on n’y sent ni âpreté ni révolte, ni surtout rien qui ressemble à l’esprit démocratique. Même s’il est une classe qui soit plus durement raillée, et méprisée du plus profond de l’âme, ce sont les vilains ; une marque, encore du caractère bourgeois de l’œuvre.

Évidemment la satire est l’âme du roman de Renart : très anciennement, puisque la plus ancienne branche, le Pèlerinage de Renart, est sans valeur et sans signification même à tout autre