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roman de renart.

d’étrangeté, il échappe aux chiens par la vitesse de son cheval qu’il éperonne. Ailleurs Ysengrin joue aux échecs avec Renart : et ils jouent de l’argent ! Ailleurs messire Couart le lièvre porte un vilain dans ses bras, et l’amène à la cour du roi. De telles absurdités, évidemment, détruisent le sujet, et supposent une absolue méconnaissance des conditions esthétiques selon lesquelles, par sa constitution même, il peut être traité.

Elles nous avertissent aussi que, de bonne heure, plus ou moins consciemment, la parodie a pris le dessus dans le roman de Renart. Et de fait, assez insignifiant, quoi qu’on en ait dit, comme peinture des mœurs du xiiie siècle, et, sauf sur un point qui sera indiqué plus loin, ne nous révélant rien qui ne soit plus fortement ou plus exactement exprimé ailleurs, le Roman de Renart est d’un bout à l’autre la plus folle des mascarades et la plus irrévérencieuse des parodies. Œuvre bourgeoise, on devine ce que lui fournira la matière de la parodie : la noblesse et l’Église. Tout ce qui est par essence ou par accident aristocratique ou ecclésiastique, sera travesti sans scrupule et bafoué sans réserve. La littérature des hauts barons, d’abord : voici tous les thèmes et tous les lieux communs de l’épopée ; nous les reconnaissons au passage : voici la cour du roi, la guerre féodale naissant d’une partie d’échecs, où quelque preux se querelle avec le fils de l’empereur, le baron pauvre et mourant de faim dans son château, et tenant conseil avec ses fils ; voici les messagers qui vont et viennent entre les adversaires, au grand péril de leurs membres et de leur vie ; voici les formalités des procès en cour du roi, et du duel judiciaire. Voici le moniage de Renart, dont les pacifiques hommes de Dieu ne tireront guère plus de satisfaction que de Rainoart au tinel. Voici les sentiments d’orgueil féodal, la confiance du baron en ses fortes murailles, derrière lesquelles il défie, pourvu qu’il ait des vivres, le roi et le royaume entier, assuré de tenir jusqu’au jour du jugement. Qui n’a lu tout cela vingt fois dans les chansons de geste ?

Et n’est-ce pas aussi une parodie perpétuelle de la littérature chevaleresque, que ces aventures multiples, d’où Renart sort le plus souvent repu et glorieux, où les autres laissent à l’ordinaire une patte, un bout de leur queue, ou la peau de leur mufle ? C’est la faim, je le sais, la gloutonnerie qui les poussent hors de chez eux : il y a pourtant aussi, au moins chez quelques-uns, chez Renart, chez Ysengrin, chez Tibert, une inquiétude d’humeur, un besoin de courir fortune, de chercher le péril, qui est en quelque façon une transposition de l’idéal chevaleresque. Il n’y a rien non plus dans les mœurs réelles de l’aristocratie féodale, dans ses habitudes extérieures, dans ses façons de penser et d’agir, qui ne soit livré à la dérision. Voici notamment les seigneurs qui vont