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roman de renart.

sont assemblés, ne peuvent exister que des luttes féodales. Ce sont des motifs humains, non leurs instincts d’animaux, qui les rapprochent ou les brouillent. Ainsi Ysengrin le loup ne songe nulle part à manger Belin le mouton, mais il se nourrit de tous les congénères de dom Belin qu’il peut saisir dans les champs et dans les parcs. Ainsi Bruyant le taureau et Brichemer le cerf jouissent de toute la confiance de Noble le lion, qui jamais ne jettera sur eux sa royale griffe. Renart seul fait exception, l’impudent personnage, et c’est bien son appétit glouton qui en fait l’éternel ennemi de Chantecler le coq, de Pinte la poule, et de toute leur noble parenté, comme de la gent vulgaire qui picore sur le fumier des vilains.

Quelle que soit la fantaisie qui se joue dans l’invention de cette société d’animaux, et quand elle n’aurait été créée que pour fournir un divertissement sans fatigue et sans amertume par le spectacle d’une agitation sans conséquence et sans gravité, il n’en serait pas moins vrai que le monde où luttent Renart et Ysengrin s’est organisé à la ressemblance de celui que connaissaient narrateurs et auditeurs. El le charme de ces romans de Renart, comme celui des Fables de La Fontaine, consiste dans l’application aisée que l’esprit fait constamment à la vie humaine de ce qui se passe chez les bêtes. Mais on conçoit quelle délicatesse de goût, quelle légèreté de touche il faudrait pour ne point dépasser la mesure sous prétexte de rendre la peinture plus comique ou plus maligne par la précision des ressemblances.

Cette connaissance du juste point où il faut aller, c’est la moitié du génie de La Fontaine, et c’est ce qui fait de certaines « branches » de Renart des choses exquises. Bien surtout ne saurait donner du poème une idée plus favorable que le morceau qui se trouve, du reste très illogiquement, l’ouvrir : le Jugement de Renart est vraiment un chef-d’œuvre, à quelques grossièretés près, et telle de ses parties, comme l’arrivée de dame Pinte demandant justice de Renart pour la mort de Copée, donne la sensation de quelque chose d’achevé, d’absolu, d’une œuvre où la puissance, l’idée de l’écrivain se sont réalisées en perfection. Ce ne sont guère que deux cents vers : mais, comme dira Boileau, cela vaut de longs poèmes, et l’on donnerait pour ces deux cents vers-là bien des Enfances Garin et des Huon de Bordeaux. C’est plaisir d’entendre si justement noter la plainte de dame Pinte la poule, dont cinq frères et quatre sœurs ont passé sous la dent de Renart : même pour cette fois il émane de l’expression tout objective comme une tiède sympathie qui enveloppe, adoucit, allège l’ironie. Puis le récit court, léger, malicieux, aimable, jetant sur chaque objet une vive lueur, sans jamais s’arrêter ni insister : la pâmoison de dame