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littérature bourgeoise.

prit aristocratique. Au reste, comme les bourgeois se faisaient dire aussi par les jongleurs des chansons de geste, la noblesse, les hommes du moins, se divertissait des triviales ou burlesques aventures qui avaient été rédigées pour l’amusement des bourgeois. De là vint que les mêmes poètes n’étaient point embarrassés pour rimer de la même plume les défaites des infidèles et les accidents des ménages : le Picard Jean Bodel, dont on a la Chanson des Saxons, est (selon une hypothèse fort plausible) l’auteur d’une dizaine de contes vulgaires ou obscènes qui nous sont parvenus ; toute proportion gardée, c’est comme si Corneille s’était délassé du Cid par les Rémois ou le Berceau.

La littérature bourgeoise, en sa forme narrative, se présente à nous sous deux espèces : le Roman de Renart, et les Fabliaux.

Il faut d’abord en établir la situation chronologique, autant du moins qu’on le peut faire dans un exposé si sommaire, et dans ce moyen âge qui, ne laissant jamais reposer aucune œuvre dans la forme imposée par le poète, les reprend toutes et les remanie incessamment pendant trois siècles ou quatre. Mais à prendre les choses en gros, je dirai que le xie siècle appartient à l’épopée. Dés le xiie, la poésie aristocratique devient une chose de plaisir et de luxe : c’est l’âge des romans antiques et bretons. Cependant l’esprit bourgeois, qu’on voyait poindre dès les temps épiques dans les gabs du Pèlerinage de Charlemagne, commence à se faire sentir par des contes ironiques ou plaisants, par des fabliaux, et par quelques branches de Renart : il s’épanouit au xiiie par la prodigieuse fécondité de ces deux genres, tandis que se déploie la noble et fine galanterie de la poésie lyrique de cour. Mais combien maigre, combien artificiel est ce lyrisme, auprès de la robuste et copieuse spontanéité du prosaïsme bourgeois ! On le sent vraiment : le premier n’est qu’une littérature d’exception, tandis que le second (faut-il s’en féliciter ?) sort du plus intime fond de la race, et en représente les plus générales qualités.


1. LE ROMAN DE RENART.


Ce qu’on appelle le roman de Renart [1] est une collection assez disparate de narrations versifiées qui, sans suite ni lien, se rapportent à un principal héros, Renart le goupil, dont l’identité personnelle fait la seule unité du poème. Autour de Renart appa-

  1. Édition : Ernest Martin, Strasbourg et Paris, 3 vol. in-8, 1881-87. — À consulter : Erost Martin, Observations sur le roman de Renart, Paris, 1887 ; Sudre, les Sources du roman de Renart, Paris, 1893, in-8 ; L. Foulet, Le r. de R., 1914.