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le fin du siècle.

maitre : personne n’a des rythmes plus souples et plus enveloppants, un sentiment plus intense de la vie mobile des choses, une plus vive aperception de l’éternel dans l’éphémère. M. Moréas[1], sobre et fin, Rodenhach, le mélancolique amant de Bruges, Verhaeren[2], emplissant d’une amertume tragique ses visions claires du monde sensible, Samain[3], coulant en discrets symboles ses langoureuses tristesses, M. Viélé-Griffin[4], dont l’ambition noble évoque les symboles héroïques autour des mystères de la vie, sont des compagnons avec lesquels l’âme française d’aujourd’hui aime à faire son étape : et j’en pourrais nommer d’autres encore, qui, à de certaines heures, ont été de beaux poètes, allant au cœur par les images et par le rythme.

L’heure du symbolisme, en tant qu’école et crise révolutionnaire, est passée. Il restera, de cette heure orageuse, quelques œuvres ; mais surtout, mêlé dans la tradition qu’il aspira d’abord a remplacer, élargissant ou brisant les formules antérieures, sans pouvoir rendre la sienne tyrannique, le symbolisme aura façonné l’instrument des artistes de demain, il aura rendu de nouveau possible l’éclosion d’une grande poésie qui ne soit pas la répétition de la poésie d’hier ni de la poésie d’avant-hier[5].

  1. Jean Moréas né à Athénes, 1856. Les Syrtes, 1884 ; les Cantilènses, 1886 ; les Premières armes du symbolisme, 1880 ; le Pèlerin Passionné, 1891 et 1893 ; Poésies (1886-1896), 1898 ; Stances, 1. I et II. 1899 ; III-VI, 1900.
  2. Emile Verhaeren, né près d’Anvers, 1855. Les Flamandes, 1883 ; les Soirs, 1887 ; les Débâcles, 1888, etc. Ces recueils et ceux qui les ont suivis ont été rassemblés en trois séries de Poèmes, 1895, 1896, 1899 ; les Heures claires, 1896 ; le Cloitre, drame en vers, 1900, Philippe II, 1901 ; les Forces tumultueuses, 1902.
  3. Albert Samain (1859-1900), Au jardin de l’infante, 1893 ; Aux flancs du vase. 1898.
  4. Francis Viélé-Griffin, né à Norfolk (États-Unis), 1864. Cueille d’avril, 1886 ; Ancæus, 1888 ; Poèmes et poésies (1886-1893), 1895 ; la Clarté de vie, 1897 ; la Légende ailée de Wicland le forgeron, 1900.
  5. En avons-nous actuellement l’aurore ? Le talent abonde chez les poètes d’aujourd’hui. Je nommerai seulement M. Fernand Gregh, né en 1873 ; la Maison de l’enfance, 1897, la Beauté de vivre, 1900, Clartés humains, 1904, l’Or des minutes, 1905 ; Prélude féerique, 1909, sont des œuvres originales, où l’intelligence rend la sensibilité plus vibrante : M. Gregh s’est affranchi du symbolisme, mais il ne se serait pas fait sans lui ; — Mme la comtesse de Noailles, virtuose médiocre, mais si frémis ante, si joyeuse de vivre et si ardente à vivre, si énergiquement sensuelle et sympathique à toute la vie sensuelle de l’univers ; elle a pu écrire, avec des moyens techniques ordinaires, quelques pièces qui sont de complets chefs-d’œuvre (le Cœur innombrable, 1901 ; l’Ombre des jours, 1902) ; — Charles Guérin ; disparu trop tôt (1873-1902), un pur poète, simple, profond, tendre et consumé de passion, qui passait, lorsque la mort le prit, d’une forme plus abandonnée à une forme plus serrée et plus volontaire (le Cœur solitaire, 1898 ; l’Homme intérieur, 1905), etc. — À une génération antérieure appartient A. Angellier dont les sonnets à l’amie perdue (1896) sont un des plus beaux poèmes d’amour de notre temps : talent robuste, un peu fruste, âme vibrante et pensive, Angellier emploie dans ses derniers recueils (Dans la lumière antique, 1905 et suiv.) les formes de la vie grecque et romaine, à dégager ses expériences personnelles et ses idées modernes des éléments trop particuliers et trop