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le fin du siècle.

Symboles, a su, par le vers et le style que les romantiques et le Parnasse lui avaient appris, exprimer un exquis mélange de philosophie et d’émotion, un fin sentiment des antiquités et des religions.

C’est aussi par une erreur singulière, qui est une victoire du goût spontané sur la théorie réfléchie, que les jeunes ont salué comme un maitre M. de Heredia[1], un pur parnassien, un excellent faiseur de sonnets, qui procède même encore plus de Gautier que de Leconte de Lisle. Son éclatante poésie semble moins reproduire la nature vivante que des pièces d’orfèvrerie. Chaque sonnet est comme un plat somptueux, où, dans nu champ limité, la fantaisie d’un puissant artiste aurait enfermé des sujet historiques ou mythologiques. Ce maitre ciseleur a réussi par la splendeur de son art : mais c’est un art qui n’est pas du tout dans le mouvement.

La réaction contre les formes dures, arrêtées, métalliques ou marmoréennes dé la poésie parnassienne, et contre les photographies impassibles des scènes naturelles et sociales, a commencé à devenir sensible aux environs de 1885. On a repris goût aux idées, et aux émotions, dans lesquelles s’expriment les lois du monde ou de la vie, et l’intime essence de l’individualité. Vigny et Lamartine sont revenus à la mode concurremment. Des jeunes, groupés en écoles ou en coteries, autour de quelques revues batailleuses, ont déclaré la guerre à la tradition de la poésie française et annoncé l’aurore d’une poésie nouvelle. Le public a connu cette agitation par les étiquettes voyantes de poésie décadente, ou symboliste, ou romane ; il a entendu parler de vers libérés, libres, ou polymorphes. Il a entendu porter aux nues avec Baudelaire, qui était mort, deux vivants, Mallarmé et Verlaine : les vers énigmatiques de l’un, la vie scandaleuse de l’autre l’ahurissaient. La bizarrerie et l’obscurité des œuvres, le fracas fumeux des doctrines, le nombre des noms étrangers qu’on rencontrait parmi ces restaurateurs de la poésie française[2], la légèreté

    humbles et les plus dures. Rompant avec l’inepte tradition qui consiste à offrir au peuple des œuvres faites exprès peur lui, vulgaires et propres à maintenir la vulgarité, il n’offre que de l’exquis, où il introduit, apprivoise, élève doucement son public par un très habile enseignement dissimulé sous une bonne humeur et une rondeur charmantes. C’est un effort original et heureux pour faire pénétrer notre grande littérature là où il semblait bien qu’il lui fût impossible d’avoir accès.

  1. José-Maria de Heredia, né à Cuba (1842-1906). Les Trophées ont paru en 1893 (Lemerre, in-8 et in-16). Beaucoup de ces sonnets étaient connus depuis longtemps.
  2. Mockel, Mæterlinck, Rodenhach, Verbaeren, Wallons ou Flamands ; Viélé-Griffin, Stuart Merrill, Américains ; Marie Krysinska, Polonaise ; Moréas, Créc. Et puis Kahn, de Souza, etc. Je ne parle que des noms, de leur physionomie et consonance. Plus d’un de ces écrivains est un bon et excellent Français, d’esprit et de cœur : pour le public qui voit du dehors, les noms étaient exotiques.