Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1146

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1124
le fin du siècle.

contrait guère, et Tolstoï, Ibsen, Hauptmaim n’offraient qu’un réalisme gonflé de pensée et de poésie. Naturellement le Théâtre-Libre s’est ouvert aux Français téméraires qui voulaient faire comme ces étrangers. Et dans la guerre entreprise pour détruire la religion du vaudeville, pour ruiner le machinisme dramatique le genre Scribe, le genre Sardou, les pièces poétiques ou sociales n’étaient pas moins utiles que le simple naturalisme. Le Théâtre-Libre contribuait donc aussi à faire aimer les idées au théâtre idées psychologiques, morales, sociologiques, traduites lyriquement et dramatiquement, en états de conscience, en résonances de la sensibilité, en tensions de la volonté.

Le succès d’Antoine lui a suscité des imitateurs : je ne citerai que le Théâtre de l’Œuvre[1], spécialement voué au théâtre symboliste, idéaliste, exotique ; son influence et ses résultats, au total, ont été médiocres, quoique point du foui indifférents.

De ces Théâtres à côté, affranchis de la servitude de la recette et du grand public, du Théâtre-Libre et du Théâtre de l’Œuvre, sont sortis plusieurs des auteurs marquants qui se sont imposés, sinon toujours à la faveur, du moins au respect du grand public sur les autres scènes : MM. de Curel, de Portoriche, Brieux et Donnay.

M. François de Curel[2] a fait jouer plusieurs pièces d’une conception curieuse, parfois profonde, toujours originale. Certaines gaucheries d’exécution, certaines outrances de logique qui portent parfois ses caractères au delà de la limite des possibilités morales que le public admet, enfin, il faut le dire, un lier et franc dédain des petites habiletés qui escroquent le succès, et des mensonges scéniques qui sont doux aux bourgeois, ont fait que ni le public ni la critique n’ont encore rendu à M. de Curel la justice qui lui est due. Ses études de psychologie individuelle et sociale sont tout à fait fortes et neuves. Il unit une poésie intense à une réalité saisissante ; il pose et discute les idées dramatiquement avec un précision et une vigueur singulières. Il écrit la plus belle langue qu’on ait de nos jours entendue sur le théâtre. Il faut le mettre très haut pour l’estimer assez.

M. de Portoriche[3] est le peintre de l’amour, de ses fièvres, de ses fougues, de ses souffrances. Il en exprime l’éternelle essence dans une note très curieusement moderne.

  1. Fondé par M. Lugné-Poë.
  2. L’Envers d’une Sainte, 1892 ; les Fossiles, 1892 ; l’invitée, 1893 ; l’Amour brode, 1893 ; la Nouvelle idole (R. de Paris, 13 mai 1895) ; la Figurante, 1896 ; le Repas du Lion, 1897 ; la Fille sauvage, 1902.
  3. Amoureuse, 1891 ; le Passé, 1897 ; Théâtre d’Amour, 1898 ; le Vieil homme, 1901.