Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1145

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1123
la littérature en formation.

rare talent, son ironie aiguë, son observation sèche et perçante : le public a méconnu l’originale valeur de ces œuvres dont l’impression était douloureuse et dure. Il n’a pas fait un meilleur accueil à ses successeurs, aux implacables réalistes qui prétendaient lui servir des tranches de vie toutes crues ; après les avoir encouragés un moment par amusement, par mode, il s’en est brusquement détourné dès que la nouveauté et le scandale ne l’y ont plus attiré : voyez l’histoire de la réputation de M. Ancey[1].

Le fait important, pour l’évolution du genre dramatique, en ces dernières années, n’en a pas moins été la tentative du Théâtre-Libre[2]. Ce Théâtre, a été fondé en 1887, pour établir l’art naturaliste. Grossièreté allant jusqu’à l’obscénité, puisque c’est notre erreur favorite, à nous autres Français, de croire que plus le modèle est répugnant, plus l’imitation est réelle, et d’autre part, minutieuse exactitude du décor, de la mise en scène, du jeu et du débit des acteurs, voilà les deux caractères apparents que présente d’abord le Théâtre-Libre. M. Antoine n’a pas réussi comme il voulait : il a réussi peut-être mieux qu’il ne voulait, et plus utilement. On s’est blasé sur le genre brutal, ou amer, ou immoral : c’est un « poncif » qui ne vaut pas mieux que celui de Scribe. Mais M. Antoine a certainement inoculé à quelques-uns de ses acteurs, à beaucoup de ses spectateurs, le sens de la vérité de l’imitation dramatique. Sa mise en scène, à quelques détails près, a le mérite d’être toujours expressive, de traduire, donc de renforcer le sentiment, l’idée, la couleur de la pièce. Son jeu et celui de quelques acteurs qu’il est parvenu à instruire n’a rien qui étonne : mais, après, les meilleurs comédiens ne paraissent que des comédiens. Ce jeu a un tel caractère de naturel, que les défauts de l’acteur collent, si je puis dire, au personnage : ils font l’effet d’en être les tics ou les imperfections, et en augmentent l’originale individualité : c’est un homme qui parle vite, ou sourdement, voilà tout ; on ne songe pas que c’est un rôle débité vite ou sourdement.

Il est remarquable que, du réalisme, insensiblement, par la force des choses, le Théâtre-Libre est passé au symbolisme. Les œuvres étrangères qu’il nous présentait, l’engageaient dans cette voie : le naturalisme cru et sans signification idéale ne s’y ren-

  1. Monsieur Lamblin, 1888 ; les Inséparables, 1889 ; l’École des veufs, 1889 ; Grand’mère, 1890 ; la Dupe, 1891 ; l’Avenir, 1899. — Ancey est le pseudonyme de M. G. de Curnieu (né en 1860).
  2. Cf. les Annales du Théâtre et de la Musique, 1887 et suiv., et les comptes rendus dramatiques de J. Lemaître, Sarcey, Faguet, Jean Jullien. — A. F. Hérold, M. Antoine et le Théâtre-Libre, dans The International Monthly, mai 1901. A. Thalasso, le Théâtre Libre, 1909.