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le fin du siècle.

sans avoir réussi à s’imposer décidément au public, il a fait bénéficier sa critique de se dons d’invention poétique et de création dramatique. Ce qui n’a pas suffi pour l’aire un grand artiste, a donné au critique une grâce artistique dont on est irrésistiblement séduit. On a vu sa puissance le jour où il a coupé en pleine floraison le succès de M. Ohnet : depuis l’article de M. Lemaître, bien des gens ont continué de lire M. Ohnet, mais personne plus ne s’en est vanté. Avec son ondoyante et nonchalante allure, ses souples passages du pour au contre, ses balancements ironiques, M. Lemaître a longtemps eu l’air d’un dilettante qui jongle avec les idées, d’un fantaisiste qui s’amuse. « Au fond, disais-je en 1894, je crois sentir en lui certaines directions d’esprit très précises, certaines tendances morales très nettes ; c’est un Français, un Beauceron, de ferme sens, amoureux de clarté, de vérité, déliant de tout ce qui est trouble, lointain, hors de prise et de portée, de l’exotisme et du symbolisme, très positif en somme en même temps que très artiste. Son scepticisme m’a bien l’air de n’être qu’un moyen de défense. » Il a eu en effet des curiosités et des gambades de jeune chat : l’âge venant, il s’est assis dans son vrai caractère, beaucoup plus conservateur et plus attaché à l’étroite tradition française que son agilité juvénile ne laissait croire. La politique aussi a pris M. Lemaître, et là encore il a développé son vrai caractère, son esprit de Beauceron. Il mène avec une ardeur exempte de dilettantisme la guerre contre le socialisme ; il est un des grands chefs du nationalisme. Il en a un peu oublié la littérature et s’en laisse oublier[1].

Seul, Francisque Sarcey[2], qui jadis avait été un solide champion de la libre pensée, n’a pas cédé à la tentation des polémiques récentes, et s’est jusqu’à son dernier jour claquemuré dans son emploi de critique. Son feuilleton dramatique a été son seul champ de bataille. Trente ans durant, et plus, il a défendu dans le même journal sa vérité : et cette vérité, au fond, c’est la doctrine de l’art pour l’art. Ceci est du théâtre, cela ne l’est pas. Il n’y a on ceci ni vérité d’observation, ni valeur de pensée : mais

  1. Il y est revenu en ces derniers temps. Sans abandonner son rôle politique, converti même à la monarchie et prodiguant dans les journaux et les banquets les témoignages de su ferveur candide de néophyte, M. Lemaître a donné deux études littéraires où les amis de son ancienne manière l’ont retrouvé, ou à peu près : l’une sur Jean-Jacques Rousseau, dont par malheur sa foi nouvelle ne lui a pas permis de regarder de près les idées, l’autre sur Racine, non exemple d’exagération idolâtrique : toutes les deux charmantes en beaucoup de parties, surtout dans les parties biographiques (11e éd.). Une étude sur Fénelon, un peu faible en sa grâce, une autre sur Chateaubriand, où la foi politique de l’auteur tient fréquemment son admiration littéraire en échec, sont venues depuis (12e éd.).
  2. Cf. p. 1038. — Depuis, on a entrepris de publier un choix de ses feuilletons (Quarante ans de théâtre), qui comprend sept volumes in-18.