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la littérature en formation.

ans, ce que nos romantiques, Victor Hugo, George Sand, nous avaient donné. Il y a du vrai dans ce reproche : mais les étrangers après tout ne nous le rapportaient que parce que nous l’avions laissé perdre. D’autres ont craint que le génie national ne s’altérât sous ces influences exotiques : crainte puérile. Ces influences sont trop incohérentes, trop peu convergentes pour être oppressives ; et d’ailleurs, comme toujours, nous ne prenons au dehors que ce qui répond au besoin de nos consciences et de nos pensées, quand notre littérature nationale, figée momentanément dans des formules surannées, ne correspond plus à l’état présent de nos âmes. Ce qui en nous est proprement français est inaltérable comme incommunicable : et il serait absurde de croire que pour un peuple, ou pour un individu, l’ignorance et l’infatuation soient des préservatifs de l’originalité.

Il est aisé de voir qu’à chaque moment nous demandons ou chérissons chez les étrangers l’art et les doctrines qui flattent notre prédisposition intérieure. Eliot et Tolstoï nous ont servi à manifester certaines tendances évangéliques qui nous travaillaient, une égale aversion pour les dogmatismes étroits et intolérants des Églises constituées et pour la sécheresse brutale des négations matérialistes et de l’égoïsme individualiste. Tolstoï et Hauptmann et Bjœrnson ont donné une nourriture aux esprits avides de fraternité et de justice sociale, pendant qu’Ibsen venait au secours des défenseurs du droit individuel de la conscience, et maintenait l’indépendance de la personne humaine contre toutes les contraintes sociales, même les plus réellement nécessaires ou les plus apparemment légitimes. Cependant le droit d’être soi, et le devoir d’agir pour les autres, dans les œuvres de ces maîtres, se confondaient plus souvent qu’ils ne s’opposaient. Le magnifique épanouissement de l’individualité égoïste, le jeu effréné et splendide de l’animalité robuste et de l’intelligence esthétique se sont étalés dans l’œuvre immorale et lyrique de Gabriel d’Annunzio, à la joie de nos esthètes appliqués à la culture de leur moi : et la brutale énergie d’une race qui s’affirme supérieure, et faite pour la domination ou l’exploitation du monde, s’est exprimée dans les récits si puissamment pittoresques d’un Kipling, juste au moment où la concentration violente du sentiment national semblait menacer chez nous la longue tradition humaine et généreuse de la France.

Autant qu’on en peut juger lorsqu’on a si peu de recul, l’invasion des littératures étrangères a été un effet plutôt qu’une cause. Depuis vingt ans, un travail profond s’est opéré dans l’âme et dans la société françaises ; et des faits considérables se sont produits dans l’ordre moral, politique et social, qui ont eu leur contre-coup sur la littérature.