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le naturalisme.

mesure ne lui font-ils pas expier ces dons littéraires par où il était si loin lui-même de chercher le succès ? Je ne suis pas sûr, après toutes les critiques des gens du métier, que la même science, sans aucun soutien de talent littéraire, n’eût pas obtenu davantage leur estime. Si souvent qu’on le prenne en faute, si nombreuses qu’aient été ses erreurs certaines et ses hypothèses téméraires — je m’en rapporte absolument aux gens compétents, — il reste que nous n’avons en France aucun travail synthétique qui se compare à ces deux ouvrages.

Mais, ici, l’intérêt philosophique dépasse l’intérêt d’érudition ou d’histoire. Une conception de l’univers et de la vie s’affirme dans ces œuvres maîtresses qui ont rempli l’existence de Renan : la même qui nous est renvoyée par ces essais de toute sorte, où sa pensée se reposait, où se jouait sa fantaisie, études d’histoire, de critique ou de morale, dialogues ou drames philosophiques, et toutes ces allocutions, confidences, propos, où d’un mot le maître donnait le contact et le secret de son âme.

Et d’abord, Renan n’a pas séparé la théorie de la pratique : sans fracas, sans ostentation, si aisément que l’on n’y fait pas attention, Renan a conformé sa vie à sa croyance. Il a agi, plus que bien d’autres qui se sont bruyamment agités. Toute sa vie de savant, d’écrivain, d’homme de cabinet, est le résultat d’un acte, d’un acte volontaire et libre qui représente une belle dépense d’énergie. Pour des raisons philosophiques, il a cessé de croire à la tradition catholique, et il est sorti du séminaire. Il a pris la voie dure, périlleuse, incertaine, au lieu de la voie facile. Cet acte suffit à une vie. Je ne lui ferai pas honneur du fameux Pecunia tua tecum sit : d’autres l’eussent fait. Cela montre seulement avec quelle douce inflexibilité cet homme savait pratiquer le respect de sa pensée.

L’originalité de Renan dépend principalement de sa rupture avec l’Église : en d’autres termes, de sa double culture. Il a reçu l’éducation ecclésiastique, et il a gardé l’âme ecclésiastique : une âme de douceur, de finesse, de nuances, et puis — ce qui est le grand point — dans la perte de la foi, le sens de la foi, le respect de la foi. Puis il s’est livré à la science, il en a tenté les deux voies maîtresses, les sciences de la nature, et l’érudition philologique ; celles-là pour en comprendre l’esprit, les méthodes, la portée, et pour compléter sa culture, celle-ci pour y chercher la matière de sa pensée et l’aliment de son activité. Il a cru à la science plus ardemment que personne, et il lui a remis avec confiance l’avenir de l’humanité. Du principe fondamental de la science, de l’affirmation du déterminisme des phénomènes, il a fait sortir toute son œuvre.