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littérature héroïque et chevaleresque.

avaient recueilli l’art qui perdait la faveur des nobles, et lui assurent une prolongation de vie : dans les communes picardes, à Arras, Bodel, Moniot, Adam de la Halle l’ont durer la poésie courtoise jusqu’aux dernières années du xiiie siècle.

Elle n’avait guère vécu que d’une vie factice, n’ayant pas eu la bonne fortune de rencontrer un de ces esprits en qui elle se fût transformée, de façon à devenir une forme nécessaire du génie national. Elle ne fut chez nos trouvères qu’une doctrine apprise, science, comme dit Montaigne, logée au bout de leurs lèvres, vaine et froide idéalité, aristocratique dessin d’une vie élégante, dont l’élégance consiste à exclure les sentiments naturels et à s’abstraire des conditions réelles de la vie. Car, dans le riche et délicat Midi, cette doctrine répondait encore à quelque réalité, à un certain ordre de relations établi entre les hommes et les femmes : mais, dans notre Nord, si rude et si brutal, loin d’avoir son fondement dans la vie, elle restait absolument irréelle, idéale et didactique. Si l’on pouvait faire ici un examen détaillé des œuvres, on aurait à signaler quelque sincérité chez nos plus anciens poètes, et l’on distinguerait, avec M. Jeanroy, dans les vers d’Hugues de Berzé ou de Conon de Béthune quelques nuances de leur tempérament. Mais ces empreintes de la personnalité sont bien légères, et cessent vite : et, au contraire, le trait le plus sensible de notre lyrisme savant, c’est combien du premier au dernier jour il n’a été que fade convention, monotone recommencement et méthodique exploitation de thèmes communs. Il semble reposer tout entier sur cette gageure, de ne donner à la poésie aucun point d’appui ni dans la réalité extérieure ni dans la conscience intime. On fit d’abord quelques chansons de croisade, ou des chansons politiques : mais bientôt nos trouvères se réduisirent à l’amour, entendons à l’idée de l’amour et aux délicates déductions de cette idée. Toutes leurs dames sont pareilles : ou plutôt c’est la même dame qu’ils célèbrent, « la bien faite au vis clair », la définition de la dame parfaite en beauté, sens et vertu. Toutes leurs passions sont pareilles : ou plutôt ils se servent tous sans passion de la même formule de la passion.

Ils ont beaucoup d’art, et n’ont même que de l’art : on n’oserait dire que ce sont vraiment, des artistes. Ils ont une notion insuffisante, erronée même, de l’art et de la beauté. Ils font consister l’art et la beauté dans la difficulté et dans la rareté : ils font de la poésie un exercice intellectuel. Leurs chansons, saluts d’amour, tensons et jeux-partis [1] qui sont les genres qu’ils empruntent aux

  1. Les chansons sont composées de 5, 6 ou 7 strophes triparties (2 + 2 + 1, 2 + 2 + 2, 2 + 2 + 3) ; cette tripartition était marquée souvent par la répétition des rimes