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avant-propos.

les statues. Pour la littérature comme pour l’art, on ne peut éliminer l’œuvre, dépositaire et révélatrice de l’individualité. Si la lecture des textes originaux n’est pas l’illustration perpétuelle et le but dernier de l’histoire littéraire, celle-ci ne procure plus qu’une connaissance stérile et sans valeur. Sous prétexte de progrès, l’on nous ramène aux pires insuffisances de la science du moyen âge, quand on ne connaissait plus que les sommes et les manuels. Aller au texte, rejeter la glose et le commentaire, voilà, ne l’oublions pas, par où la Renaissance fut excellente et efficace.

L’étude de la littérature ne saurait se passer aujourd’hui d’érudition : un certain nombre de connaissances exactes, positives, sont nécessaires pour asseoir et guider nos jugements. D’autre part, rien n’est plus légitime que toutes les tentatives qui ont pour objet, par l’application des méthodes scientifiques, de lier nos idées, nos impressions particulières, et de représenter synthétiquement la marche, les accroissements, les transformations de la littérature. Mais il ne faut pas perdre de vue deux choses : l’histoire littéraire a pour objet la description des individualités [1] ; elle a pour base des intuitions individuelles. Il s’agit d’atteindre non pas une espèce, mais Corneille, mais Hugo : et on les atteint, non pas par des expériences ou des procédés que

  1. Je ne veux point dire par là, comme quelques lecteurs l’ont cru, qu’il faut revenir à la méthode de Sainte-Beuve et constituer une galerie de portraits ; mais que, tous les moyens de déterminer l’œuvre étant épuisés, une fois qu’on a rendu à la race, au milieu, au moment, ce qui leur appartient, une fois qu’on a considéré la continuité de l’évolution du genre, il reste souvent quelque chose que nulle de ces explications n’atteint, que nulle de ces causes ne détermine : et c’est précisément dans ce résidu indéterminé, inexpliqué, qu’est l’originalité supérieure de l’œuvre ; c’est ce résidu qui est l’apport personnel de Corneille et de Hugo, et qui constitue leur individualité littéraire. Et voilà pourquoi il faut commencer par appliquer rigoureusement toutes les méthodes de détermination ; les grandes œuvres sont celles que la doctrine de Taine ne dissout, pas tout entières ; la méthode délicate de M. Brunetière y fait apparaître une plus ou moins forte perturbation de l’évolution du genre ; il y a eu addition d’éléments imprévus ou réorganisation des éléments connus, élévation soudaine d’intensité ou création spontanée de beauté, et dans tous ces phénomènes s’est révélée l’originalité individuelle, que l’on atteint alors par leur exacte description. Pour le développement de ces idées, je ne puis que renvoyer à l’Avant-Propos du recueil d’études morales et littéraires que j’ai récemment publié sous le titre Hommes et livres (Lecène et Oudin, in-18).