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le roman.

admire jusqu’à Boileau, dont il ne souffre pas qu’on dise du mal, parce qu’enfin il a fait ce qu’il a voulu. Il sent dans Boileau un art impersonnel et la perfection d’une certaine technique.

Madame Bovary (1857) a chance d’être le chef-d’œuvre du roman contemporain : c’est une œuvre d’observation minutieuse et serrée dans une forme tout à la fois éclatante et sobre. Le réalisme de Flaubert n’est jamais une servile et plate copie des apparences superficielles. Tous ses personnages sont si patiemment étudiés, qu’en faisant saillir tous les détails de leur individualité, il dégage les traits profonds qui en font des types puissants et compréhensifs. L’œuvre a paru brutale en son temps ; dans l’ensemble, elle n’est que forte et triste. Il est permis aujourd’hui de dire que, si Flaubert avait en horreur les prédications morales comme les effusions sentimentales, cependant ces vies étalées impassiblement devant nous laissent à la fin de la pitié et dégagent une leçon. La leçon, grave et profonde, c’est le danger du romantisme : nous voyons ce que les grandes aspirations lyriques, les vagues exaltations, transportées dans la vie pratique par des âmes vulgaires, peuvent produire d’immoralité, de chutes et de misères sans grandeur. Le romantisme incurable de Flaubert a rendu son analyse plus pénétrante et plus sûre ; il n’a pu donner cette admirable description du morbus lyrique que parce qu’il en observait certains effets en lui-même. Et ces êtres vulgaires, formes dégradées de l’humanité, nous blessent dans notre amour-propre ; ils nous affligent, et nous les méprisons : pourtant ils sont si réels, si vivants, ils souffrent avec une si énergique intensité, qu’ils prennent droit de représenter la pauvre humanité, et qu’un peu de notre pitié, une pitié loyalement, rudement gagnée par eux sans complaisance ni tricherie de l’auteur, adoucit nos dégoûts, notre tristesse et notre révolte. L’ironie impitoyable de l’auteur s’abat seulement sur ceux que la vie ne châtie pas, qui fleurissent en leur sottise et leur bassesse, sur l’heureux, hilare et décoré Homais.

Plus navrante et plus grise est l’impression que laisse l’Éducation sentimentale (1869) : Madame Bovary prenait une grandeur tragique par les convulsions passionnées, et par la mort de l’héroïne. Ici, plus rien de grand dans le modèle : c’est l’aplatissement lent et progressif d’une âme par la vie ; ce Frédéric Moreau est un médiocre, un faible, qui manque l’existence rêvée dans la fièvre idéaliste de ses vingt ans ; par une suite d’expériences sans éclat, minutieusement décrites en leur terne réalité, se rabattent peu à peu toutes les ambitions, s’évanouissent toutes les chimères. La

    volonté subjectives. Ce qui revient à dire que la distinction de l’art impersonnel et de la poésie personnelle n’est pas absolue, mais relative ; et qu’ici comme en morale, il faut juger l’écrivain sur ses tendances et ses efforts, sur sa volonté (11e éd.).