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le naturalisme.

Il se disait romantique, et il l’était par son éducation, par ses admirations littéraires : Hugo était son Dieu. Il avait des préjugés, des manies de romantique échevelé : cet excellent homme professait candidement, avec une féroce truculence de paroles, la haine du bourgeois, de la vie et de la morale bourgeoises ; il avait soif d’étrangeté, d’énormité, d’exotisme. On le sent tout voisin de Gautier et de Baudelaire. Puis, le romantisme a fait l’éducation artistique de Flaubert : du romantisme, il a retenu le sens de la couleur et de la forme, la science du maniement des mots comme sons et comme images ; de la seconde génération romantique, de Gautier et de l’école de l’art pour l’art, il a pris le souci de la perfection de l’exécution, la technique scrupuleuse et savante. Le choix d’un adjectif le fait suer d’angoisse ; il tourne et retourne sa phrase, la faisant passer par son gueuloir, jusqu’à ce qu’elle satisfasse son oreille par d’expressives harmonies.

Mais voici par où il sort du romantisme : il a senti le besoin de dompter son imagination, et il s’est mis à la rude école de la nature. Docilement, patiemment, il s’applique à la copier pour la rendre en son propre et singulier caractère. Il travaille à s’éliminer de son œuvre, c’est-à-dire à n’y rester que par la maîtrise de sa facture. Il veut que le roman soit objectif, impersonnel, « impassible » ; et, malgré les violences ou les gaucheries des formules dont il use dans sa Correspondance, il a raison lorsqu’il veut que l’émotion, la pitié sortent, s’il y a lieu, des choses mêmes, et non pas d’une pression directe de l’auteur sur le lecteur, lorsqu’il défend au romancier de forcer pour ainsi dire la carte de la sympathie ou de l’attendrissement par une intervention indiscrète. Le roman, ainsi, ne sera plus la confidence d’un individu et souvent le jeu de sa fantaisie : il sera ce que sa définition veut qu’il soit, un miroir de l’âme humaine, un tableau de la vie. Par ces théories, Flaubert se rapproche sensiblement de la doctrine classique, et son impassibilité ressemble fort à la raison du xviie siècle[1]. De fait, il a abdiqué les haines littéraires des romantiques : il

    psychologie contemporaine. G. Doublet, la Composition de Salammbô, d’après la Correspondance de Flaubert, Toulouse, 1894. E. Faguet, Flaubert, 1899. Dumesnil, Flaubert, son hérédité, son milieu, sa méthode, 1905. E.-W. Fischer, Études sur Flaubert (inédit ; tr. fr.), 1908. R. Descharmes, Flaubert, sa vie, son caractère et ses idées avant 1857, 1909.

  1. Mais cette impassibilité est surtout dans la forme et dans le travail. L’analyse retrouve sans cesse tout Flaubert, ses passions et ses souffrances, dans son œuvre, mais il s’est caché, non étale. Il a fait effort pour atteindre la vérité extérieure et générale ; et par là il s’oppose aux romantiques et s’apparente aux classiques. Mais il n’y a pas de vrai artiste qui puisse et qui veuille neutraliser réellement sa personnalité, supprimer cette expérience interne que lui fournissent les réactions de sa sensibilité. Dans toutes les « idées », qui ne peuvent être contrôlées rigoureusement par une méthode scientifique, il entre une part d’imagination, d’émotion et de