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la poésie.

Chacun y apporta son tempérament original, sa force de sentiment ou de pensée : le trait commun de l’école fut le respect de l’art, l’amour dés formes pleines, expressives, belles. Tous ont une remarquable science de la facture, et si parfois la matière semble maigre ou vile dans leurs œuvres, il faut reconnaître que presque tous ont dit en perfection ce qu’ils avaient à dire. Il n’en est guère qui, grâce à la probité du métier, n’aient eu la bonne fortune de donner la forme qui dure à quelque sujet bien rencontré ; et l’on formera, l’on a formé déjà de charmantes anthologies, où tout est de premier ordre, parce que chacun fournit très peu.

Mais nous ne pouvons regarder ici que les chefs de file pour ainsi dire, ceux qui se séparent par une énergique originalité, ou dont l’impérieux exemple indique des directions nouvelles.

M. Sully Prudhomme[1] est un philosophe, et il a voulu donner à la poésie philosophique plus de rigueur, plus d’exactitude qu’elle n’en a jamais eu. Il a en effet apporté dans l’expression des idées une netteté, dans la suite des raisonnements un ordre, dans l’exposition des doctrines une précision qu’on ne retrouverait pas ailleurs. Et la philosophie qu’il présente, tout imprégnée de science, attentive aux découvertes, aux hypothèses de l’histoire naturelle, de la physique, est bien une philosophie d’aujourd’hui. A la métaphysique joindre la science, cela est d’un poète que la difficulté n’effraie pas.

Après avoir traduit le premier livre de Lucrèce, pour se faire la main, M. Sully Prudhomme a fait un poème sur la Justice : il la cherche dans l’univers, qui lui montre partout la lutte, la haine, la faim ; il ne la trouve enfin que dans la conscience de l’homme. Pour ces hautes conceptions, le poète a choisi une forme étriquée et raffinée : d’un bout à l’autre s’égrènent des sonnets alternant avec quatre quatrains. Plus heureuse est l’épopée symbolique du Bonheur : ni les sens, ni la pensée, ni la science ne donnent le bonheur ; il est uniquement, absolument dans le sacrifice. Sans, doute la force de l’idée, la logique du raisonnement font obstacle parfois à la poésie et imposent aux vers une précision de prose scientifique. N’était la valeur de la pensée philosophique, on croirait par endroits lire un discours de Voltaire. Cependant il y a dans ces poèmes d’admirables choses ; surtout dans le Bonheur, l’idée se fond dans le sentiment, s’enveloppe dans le symbole ; une

  1. M. Sully Prudhomme (1839-1908). Stances et poèmes, 1865 ; Solitudes, 1869 ; Vaines Tendresses, 1875 ; la Justice, 1878 ; le Bonheur, 1888 ; Testament poétique, 1901 ; la Vraie Religion selon Pascal, 1905. — Éditions : Lemerre, in-18, et pet. in-12. — 'À consulter : Brunetière, Évol. de la poésie lyr., 14e leçon. Zyromsky, Sully Prud’homme, 1907.