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le naturalisme.

devant nous et se caractérisent avec une étonnante précision[1].

Le poète n’est pas, comme on l’a dit, un impassible. C’est un désespéré. Il regarde la vie avec une tristesse qui naît d’un absolu, d’un incurable pessimisme. Tout est illusion, écoulement sans fin de phénomènes ; rien ne s’arrête, rien n’est, pas même Dieu. Il n’y a que la mort. En certains endroits, un accent personnel se laisse sentir, et certain appel à la mort, certaine effusion de pitié sur les vivants, nous découvrent l’âme douloureuse du poète. Mais ces élans de sensibilité sont aussitôt comprimés qu’aperçus.

Au lieu de crier en pur lyrique ses incertitudes ou ses angoisses, M. Leconte de Lisle a préféré les dérober derrière les incertitudes et les angoisses de toute l’humanité, dont son mal est le mal. De là, ce défilé des dieux et des religions qui sont les formes par où l’humanité tente toujours de tromper son ignorance et d’éterniser sa brièveté ; mais ces formes elles-mêmes passent, portant témoignage de l’universel écoulement et de l’éternelle illusion, démasquant le néant dans leur mélancolique succession.

Comme Vigny, et par un effet analogue du pessimisme, M. Leconte de Lisle aime les fugitives apparences de l’être. Il regarde, il saisit la vie universelle en tous ses accidents. De chaque phénomène, il fixe la particulière beauté ; et ainsi le poëte des religions se double d’un peintre de paysages et d’animaux. Les descriptions de M. Leconte de Lisle sont puissamment objectives, d’une intensité de couleurs, d’une énergie de reliefs[2], à quoi rien dans la poésie contemporaine ne saurait se comparer. La personnalité du poète ne s’affirme plus que par l’élection de la forme : une forme belle et large, impeccable et précise, aveuglante parfois à force d’éclat, dure aussi à force de fermeté. Cette poésie, en sa continue perfection, a des reflets, un grain, une solidité de marbre.

V. Hugo était absent : M. Leconte de Lisle, après ses deux admirables recueils, fut le maître incontesté de la poésie française ; autour de lui se groupèrent un certain nombre de jeunes poètes, qui prirent le nom de Parnassiens, lorsque l’éditeur Lemerre publia leurs vers dans le recueil du Parnasse contemporain[3].

  1. À côté de Leconte de Lisle, comme son ami, et son introducteur au panthéisme, à l’antichristianisme, à l’hellénisme, il faut signaler cet original et parfois délicieux Louis Ménard, trop philosophe pour un poète et trop poète pour un philosophe, érudit plus que ne le sont à l’ordinaire les poètes et les philosophes, esprit un peu encombré de sa richesse, et ployant sous son originalité : il ne sut pas créer la forme souveraine qui l’eût mis au premier rang dont sa fine intelligence était digne. Édition : les Rêveries d’un païen mystique, 1870, réimp. p. Massis, 1909.À consulter : Ph. Berthelot. Louis Ménard et son œuvre, 1902 (11e éd.).
  2. Midi. Le Sommeil du Condor, Les Éléphants, etc.
  3. Le Parnasse contemporain, 1866, 1869 et 1876, 3 séries : cf. Th. Gautier, Rapport sur le progrès de la poésie depuis 1830.