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la poésie.


2. LA POÉSIE PARNASSIENNE.


Derrière le magnifique déploiement de V. Hugo, la poésie se transforme et suit le mouvement général de la littérature.

Le temps des exaltations passionnées est si bien fini que le plus impénitent des romantiques n’a pas plus de sentiment que les autres. Ame égale, sans fièvre et sans orages, esprit moyen, sans idées ni besoin de penser, Théodore de Banville [1] jongle sereinement avec les rythmes. C’est un charmant poète et bien original, chez qui sens, émotion, couleur, comique, tout naît de l’allure des mètres et du jeu des rimes. Chez ce fervent, le romantisme aboutit à la plus étincelante et stérile fantaisie [2]. Gautier mettait encore dans ses vers des sujets de tableaux : Banville n’y met rien, que des souplesses étonnantes de versification. Ce délicieux acrobate finit le romantisme. Après lui, rien : rien du moins que le délire d’invention verbale de M. Richepin, dont les prodigieux effets de vocabulaire et de métrique, dans le néant brutal du sens, représentent le dernier état du pur romantisme.

Vers 1850, la poésie est devenue moins personnelle, elle s’est imprégnée d’esprit scientifique ; elle veut rendre les conceptions générales de l’intelligence, plutôt que les accidents sentimentaux de la vie individuelle. La direction de l’inspiration échappe au cœur, est reprise par l’esprit, qui fait effort pour sortir de soi, et saisir quelque ferme et constant objet [3]. Au reste, le maître lui-même rend témoignage du changement des temps par les recueils qu’il envoie de son exil. Sa poésie, bien personnelle, enveloppe une poésie impersonnelle que d’autres dégageront. Bientôt aussi reparaîtra Vigny dans les saisissants symboles de ses œuvres pos-

  1. Théodore de Banville (1823-91), Cariatides (1842) ; Stalactites (1846) ; Odelettes (1857) ; Odes funambulesques (1857) ; les Exilés (1867) ; Gringoire (en prose, 1866), Socrate et sa femme (1885), comédies ; Petit traité de poésie française (1872) ; Mes souvenirsÉditions : Lemerre, pet. in-12, 9 vol. Poésies complètes, Charpentier, 3 vol. in-18, 1878-79 ; Mes souvenirs, Charpentier, 1882.
  2. Je ne puis aujourd’hui trouver ce jugement erroné ; mais je le formulerais avec moins de dureté. Après tout, un poète n’est pas obligé de penser ; et Banville est un vrai artiste, dont la place est importante dans l’histoire de la technique du vers : c’est quelque chose (11e éd.).
  3. Cela est très sensible chez Victor de Laprade, philosophe autant que poète, tour à tour platonicien spiritualise, naturaliste mystique, idéaliste chrétien, et partout subordonnant l’émotion à la pensée. Psyché (1841), Odes et poèmes (1843), Poèmes évangeliques (1852), Symphonies (1855), Idylles héroïques (1857), Voix du silence (1865), Pernette (1868), Poèmes civiques (1873), le Livre d’un père (1876). — Entre 1830 et 1840, la tendance à échapper au lyrisme personnel s’était marquée par les épopées symboliques, Ahasverus, Jocelyn, la Chute d’un ange : la métaphysique servit de transition entre l’égoïsme passionnel et le naturalisme. Le moi se masque au moins, s’il n’est pas supprimé, dans la forme épique (11e éd.).