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la critique.

inquiet, intelligent, qui comprit, sentit, conçut plus qu’il ne sut exécuter, et qui par là fut éminemment un critique. Il a fait la critique de lui-même, dans ce roman de Dominique (1863) qui est, en dehors de toutes les écoles, une des œuvres excellentes du roman contemporain : dans une forme impersonnelle, avec une délicate psychologie, il a mis les doutes, les amertumes, le renoncement final de l’homme qui a essayé de créer et qui a jugé sa création médiocre. Les deux volumes où il a consigné ses impressions du Sahara et du Sahel contiennent des tableaux étonnants, dont la couleur intense fait pâlir les finesses charmantes de sa peinture : ces descriptions sont en un sens de la critique, la critique des sujets, si je puis dire ; car on y voit la réflexion de l’artiste analyser à l’aide des mots des sensations pittoresques dont sa main ne saurait rendre la puissance.

Fromentin, enfin, a laissé, dans ses Maîtres d’autrefois (1876), un remarquable essai de critique d’art. Ce sont les notes d’un voyage en Belgique et en Hollande : le livre n’a rien de systématique. L’auteur dit ses surprises, ses découvertes, ses dépits, ses ravissements devant des tableaux : c’est un peintre qui saisit la facture, les procédés, et qui, dans la technique, atteint le génie des maîtres. Il n’a pas de prétentions d’historien ni de penseur : mais il utilise l’histoire et il est philosophe, toutes les fois qu’il le faut pour comprendre.

Il note très finement les caractères généraux que la race, le milieu, le moment déterminent ; il explique la nette opposition de l’art flamand et de l’art hollandais ; il voit dans chaque groupe les éléments communs, ce qui rapproche, par exemple, Paul Potter, Ruysdael et Rembrandt. Mais il aperçoit surtout ce qui les distingue, la singularité personnelle de leur œuvre. Par l’étude du métier et de la technique, il réintègre dans la critique ce que Taine en éliminait trop, l’originalité de l’individu. Comme Sainte-Beuve dans un livre, Fromentin, dans un tableau, retrouve l’auteur, son développement personnel, ses hésitations, ses recherches, ses acquisitions, toutes les influences qui l’ont modifié, mais aussi et d’abord l’irréductible fond de l’individualité. Devant une Adoration des mages, c’est Rubens ; devant la Leçon d’anatomie, c’est Rembrandt que ce délicat critique découvre : eux-mêmes en ce qui les fait être eux et non autres, eux-mêmes, et non seulement la définition de l’art flamand ou de l’art hollandais

    1857 ; Une année dans le Sahel, in-18, 1850 ; Dominique, in-18. 1863 ; les Maîtres d’autrefois, in-18, 1876. Lettres de jeunesse, p. p. G. Blanchon, 1909, in-16.