Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1069

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1047
la critique.

raine. Il s’est placé devant ce vaste sujet « comme un naturaliste devant la métamorphose d’un insecte ». M. Monod dit plus justement comme un médecin devant un malade intéressant. Étalant à nos yeux son ample collection de petits faits significatifs, il a encore ici fait jouer ses trois forces, race, milieu, moment, avec une étonnante vigueur d’imagination philosophique : quelques erreurs dans l’estimation des sources, de violents partis pris dans l’interprétation de l’enchaînement des faits, ne diminuent pas la solidité de l’œuvre, ni surtout sa richesse suggestive[1].

Taine est un des grands esprits de ce siècle : il a eu au suprême degré l’intelligence et la volonté. La faculté d’abstraction était sa faculté maîtresse ; c’est peut-être en lui-même qu’il a trouvé qu’elle était toute l’intelligence. Appliquant à la science des facultés de métaphysicien et de logicien, il a enfermé l’univers, extérieur et intérieur, dans des formules abstraites. De bonne heure, sans doute, il a passé de la déduction à l’induction ; et il s’est imposé de procéder toujours par la méthode expérimentale, la seule scientifique, à son gré, hors des mathématiques.

Mais il a changé ses procédés, non son esprit. Il a retenu ses idées a priori à titre d’hypothèses directrices ; et, à son insu, elles ont déterminé ses observations. Il avait plus de volonté que de spontanéité : il a regardé la réalité le jour où il s’est fait un principe de la regarder ; mais elle ne le sollicitait pas d’elle-même, elle n’avait pas de séduction puissante sur son être intime. Or le sens exquis de la vie ne va pas sans l’amour de la vie, sans la capacité de jouir des formes particulières de la vie. L’intuition, chez Taine, est insuffisante. Il ne voit que ce qu’il veut voir ; s’il va en Angleterre, ses impressions seront celles que comportent ses idées : Michelet est bien autrement capable d’être assailli par des sensations étrangères ou hostiles à son système intellectuel. Ces petits faits significatifs dont Taine compose ses œuvres m’apparaissent comme des échantillons soigneusement recueillis pour une démonstration voulue ; ces fragments de réalité font l’effet d’une collection de minéralogie. Il y a des morceaux de toute la nature, et je ne sens pas la nature, la vie de la nature, comme les apportent parfois les impressions irraisonnées d’une âme. Sous son style de grand artiste, sous ce style nerveux, coloré, intense, Taine ne fait circuler que des abstractions.

  1. Le premier volume des Origines de la France contemporaine parut en 1875. — Il est difficile aujourd’hui de soutenir, après la démonstration de M. Aulard, que la solidité de l’ouvrage de Taine ne soit pas diminuée par ses erreurs de méthode et ses partis pris. Il reste suggestif : mais il faut prendre toutes ses vues pour des hypothèses ou des affirmations sentimentales. Taine, par peur et haine de la Commune, a établi la philosophie de l’Histoire de la Révolution dont le centre droit avait besoin en 1874 (11e éd.).