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le naturalisme.

et de l’intensité de la création. Je comprends bien pourquoi il y a eu une tragédie française : mais pourquoi l’individu Corneille, pourquoi l’individu Racine ont-ils fait des tragédies ? La Fontaine, écrivant, devait manifester l’originalité analysée par Taine : devait-il la manifester par des Fables ? Je ne le vois pas clairement. Sans faire intervenir la liberté, il y a là un effet dont les trois causes de Taine ne rendent pas compte. Puis, la théorie explique Pradon et Racine : elle explique même, je le veux bien, pourquoi Racine, helléniste, janséniste, a mis dans son œuvre ce que Pradon, ignorant et galant, ne mettait pas dans la sienne ; mais la différence d’intensité, d’énergie dans les esprits, de beauté dans les ouvrages, d’où vient-elle ? Pourquoi le niveau de Pradon et de Racine n’est-il pas le même ? Voilà ce que la théorie ne fait pas voir. Tout ce qui fait Shakespeare pouvait faire un Shakespeare médiocre aussi bien qu’un Shakespeare puissant : l’écrivain est déterminé, la grandeur de l’écrivain ne l’est pas. Il y a là un résidu inexplicable, qu’il faut, en bonne critique, soigneusement dégager.

Dans ses belles études sur la Philosophie de l’art, Taine, procédant toujours, comme il a dit, en naturaliste, suit dans la sculpture grecque, dans la peinture et la sculpture italiennes, dans la peinture des Pays-Bas, l’action déterminante de la race, du milieu et du moment. Il donne les formules d’un art objectif, impersonnel, classique, sinon de méthode, du moins d’effet : l’imitation de la nature est posée comme l’objet de l’art, mais non pas l’imitation exacte ; ce que l’art imite, « ce sont les rapports et les dépendances des parties » ; encore les altère-t-il souvent. Il a pour objet les caractères essentiels, dominateurs ; il les dégage, suppléant à la nature partout où elle les fait insuffisamment saillir. Ainsi l’œuvre d’art vaut plus ou moins, selon qu’elle exprime des traits superficiels ou profonds, passagers ou permanents, du modèle naturel : ce qui revient à dire, en fin de compte, selon sa plus ou moins grande généralité. Au principe de classification des œuvres d’art, Taine en ajoute deux autres. Elles se hiérarchisent selon que le caractère exprimé est plus ou moins bienfaisant : principe dangereux, qui ferait Aricie supérieure à Phèdre, Eugénie Grandet au père Grandet. En second lieu, elles se hiérarchisent selon « le degré de convergence des effets », entendez : selon leur puissance d’expression, c’est-à-dire selon la puissance d’invention et d’exécution de l’auteur. Par cette dernière considération, Taine arrive à faire enfin une place dans sa critique au jugement du « style », de la « forme », de la « technique ».

En histoire, Taine a repris le sujet qui avait tenté Tocqueville faire comprendre, par la description de l’ancien régime, de la Révolution, du régime nouveau, ce qu’est la France contempo-