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le naturalisme.

carnets de notes que remplissent fiévreusement nos romanciers, et qui se déversent dans leurs œuvres ; de là l’usage du fait divers, judiciaire ou médical, et ce reportage acharné qui est la forme vulgaire de la chasse aux petits faits. D’autant que par Taine s’est vulgarisée une notion qui a donné aux romanciers une haute idée de leur fonction : la base de l’histoire doit être la psychologie scientifique, et « ce que les historiens font sur le passé, les grands romanciers et dramatistes le font sur le présent[1] ». Quel est le romancier qui refuserait d’être un grand romancier, en s’abstenant de faire de la science ?

Taine liait tous les faits psychologiques à des faits physiologiques : toutes nos idées et sensations sont conditionnées par des mouvements moléculaires des centres nerveux. Il ramenait l’idée à l’image et l’image à la sensation. Ces fines observations, ces exactes analyses se traduisent grossièrement en littérature par cette notion : il n’y a dans l’homme que des sensations et des instincts : tout le reste est mensonge, sottise, spiritualisme, indigne de l’attention d’un savant. Puis — comme, pour obtenir le grossissement des faits sans lequels l’observation, partant l’explication auraient été impossibles, Taine recueillait les cas anormaux, singuliers, extrêmes, somnambulisme, hypnotisme, hallucination, aliénation mentale, — nos littérateurs ont estimé que le propre objet du roman sérieux était le moi détraqué, jamais le moi normal, et qu’il n’y avait point de psychologie sans névrose. Enfin, en regrettant de n’avoir pas de mémoires où Poe, Dickens, Balzac, Hugo, « bien interrogés », auraient livré le secret de leur mécanisme mental, Taine a indiqué aux psychologues un curieux sujet d’études que quelques-uns ont récemment abordé[2] mais il a donné à nos romanciers une fâcheuse idée de leur importance, il les a provoqués à des examens, des étalages de leur moi, qui n’apportent guère de lumières à la science, sinon peut-être sur la vanité du type « littérateur ».

Taine, à l’analyse, n’aperçoit plus, dans l’univers moral et physique, que des sensations et des mouvements : chaque être est « une ligne d’événements dont rien ne dure que la forme » ; selon notre perception des choses, « un écoulement universel, une succession intarissable de météores qui ne flamboient que pour s’éteindre et se rallumer et s’éteindre encore sans trêve ni fin, tels sont les caractères du monde », et la nature est « comme une grande aurore boréale[3] ». Par ces mots et par sa théorie de

  1. Préface de l’Intelligence.
  2. M. Binet.
  3. Préf. de l’Intelligence.