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le naturalisme.

en pleine réalité, il le rattache par tous les côtés à la terre, selon son expression ; il suit dans son origine, dans son éducation, dans ses fréquentations, dans toute sa vie intime et domestique, la formation, les agrandissements, les abaissements du caractère et de l’esprit. À la fin de ces minutieuses enquêtes, l’homme, et par l’homme le livre, se trouve relié à quelque courant connu et défini de la civilisation générale.

Mais l’histoire n’est pas, pour Sainte-Beuve, le terme ou le but de la critique : il a la prétention d’être un philosophe, un savant ; il cherche des lois générales. Il donne ses études sur les individus pour une « série d’expériences » qui forment « un long cours de physiologie morale ». Il se piquait de faire « l’histoire naturelle des esprits ». Il pensait qu’il y a des familles d’esprits, comme en histoire naturelle il y a les races et des variétés. Mais on ne voit pas que Sainte-Beuve ait constitué ces familles d’esprits : il a poursuivi partout l’individualité, en ce qu’elle a de plus distinct. Je ne lui en ferai pas un reproche ; mais cette méthode est juste le contraire de la science.

En réalité, Sainte-Beuve, se couvrant de quelque dessein scientifique, a poursuivi son plaisir. Et ce plaisir, c’était le spectacle de l’individu vivant. Il n’y a pas tant à raffiner sur son cas : c’est un homme que le jeu des réalités morales a prodigieusement intéressé. Regardez les deux grandes masses qui constituent son œuvre : les Lundis et l’Histoire de Port-Royal. Ces Lundis sont une incohérente collection d’âmes individuelles : Sainte-Beuve ne s’emprisonne pas dans la littérature ; il suffit qu’un homme ou une femme ait écrit quelques lettres, quelques lignes, pour lui appartenir : le général Joubert aussi bien que Gœthe, et Marie Stuart avec Mlle de Scudéry ; généraux, ministres, gens de lettres et gens du monde, français, anglais, allemands, toutes sortes d’individus l’arrêtent ; il extrait de leurs accidents biographiques toutes les particularités psychologiques et physiologiques qui les définissent en leur unique caractère. L’admirable Port-Royal, où revit toute une partie de la société française du xviie siècle, où se dessine une des grandes forces qui aient agi sur la littérature de ce temps, ce Port-Royal est surtout un chef-d’œuvre de restitution psychologique. Dans l’identité de la doctrine janséniste, Sainte-Beuve suit l’irréductible distinction des tempéraments, marque les formes et les valeurs très diverses qu’ils ont imprimées aux communes idées : au bout du livre, on a moins retenu l’évolution du jansénisme que des physionomies de jansénistes. L’auteur nous a présenté un groupe historique, nullement une espèce morale : il y a là autant d’espèces que d’individus.

Sainte-Beuve a donné — rien de plus, rien de moins — d’éton-