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l’époque romantique.

on entend ses cris de joie, de douleur, d’amour, de haine, d’espérance, de dégoût, tandis que les pièces qu’il dépouille font passer sous ses yeux les passions, les désirs, les actes de nos ancêtres. Nous regardons notre histoire dans l’âme lyrique de Michelet, et nous n’atteignons les faits qu’à travers les réactions fiévreuses du narrateur.

Selon les sujets et les époques, cette méthode personnelle a eu plus ou moins d’inconvénients ou d’avantages. Les inconvénients sont presque nuls, et les avantages immenses, quand Michelet écrit son moyen âge (1833-1843). Il s’abandonne, avec une joie d’artiste, comme il l’a dit, à l’impression des documents qu’il est le premier à consulter : il atteint à la vérité par la force de sa sympathie ; il a voulu « retrouver cette idée que le moyen âge eut de lui, refaire son élan, son désir, son âme, avant de le juger » ; il se fait à lui-même une âme du moyen âge : de sorte que les obscurs instincts des masses populaires deviennent, dans sa conscience d’érudit, une claire notion du rôle de l’Église et du rôle de la royauté.

Il n’avait pas grand effort à faire pour comprendre la puissance du christianisme au moyen âge. Il ne croyait pas ; il n’était pas soumis à l’Église. Mais il avait l’âme toute religieuse, mystique même. En lisant l’Imitation, tout enfant il avait « senti Dieu » : il resta toute sa vie un inspiré, et les livres qui parlèrent le plus à son cœur furent toujours les livres des voyants et des prophètes, l’Imitation, la Bible, les Mémoires de Luther ; même il sera tendre à Mme  Guyon. Il avait le sens des symboles, et la grandeur poétique, la plénitude morale du symbolisme chrétien l’ont saisi : à mesure que la religion du moyen âge se matérialisera, se desséchera, il pleurera cette grande ruine ; il cherchera de tous côtés les illuminés, les indépendants, les révoltés, qui ont gardé la vue de l’Idée et le contact de Dieu : il mettra en eux son amour et sa joie. Il sera toujours avec les plus effrénés chrétiens.

Michelet eut la faiblesse de se repentir d’avoir rendu justice au catholicisme. Il a traité de mirage, d’illusion poétique son tableau du moyen âge. Il a essayé d’y mettre après coup tout le contraire de ce qu’il y avait mis d’abord, il a voulu rattraper, il a rétracté ses jugements[1]. Son livre se défend contre lui, et ne se laisse ni diffamer ni travestir. Heureusement un scrupule d’artiste a empêché Michelet de retoucher ses premiers volumes, pour les imprégner de ses nouvelles idées.

La même année 1843, où il termine son moyen âge, Michelet public avec Quinet son livre des Jésuites. C’est fini de sa sereine

  1. Préface de 1869, et Introduction à la Renaissance.