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l’époque romantique.

dont la France est la somme ; il marque puissamment la physionomie de chaque région, au physique et au moral.

Thierry posait l’antagonisme des races comme donnée primordiale et comme loi supérieure de l’histoire, en Angleterre, en France : les races étaient pour lui des entités irréductibles, indestructibles ; et il lui semblait, au bout de six ou de dix siècles, retrouver les vainqueurs et les vaincus face à face. La fausseté de cette conception absolue choque Michelet ; il a reçu de Vico son « principe de la force vive, de l’humanité qui se crée ». Ce qu’il aperçoit, au lieu de races immuables, « c’est le puissant travail de soi sur soi, où la France par son progrès propre va transformant tous ses éléments bruts ». Au début, il y a des races, et dans les temps barbares, la race est un facteur considérable de l’histoire : plus on va, plus la race est faible et plus elle s’efface. Michelet veut voir comment la France est née, comment elle a formé sa personnalité morale, de quelle vie elle a vécu.

Mais « la vie a une condition souveraine et bien exigeante. Elle n’est véritablement la vie qu’autant qu’elle est complète ». Il fallait retrouver tous les organes et toutes les fonctions de la France, en saisir la formation et le jeu. L’abstraction systématique des doctrinaires ne suffisait pas ici. Il ne fallait pas non plus s’arrêter aux surfaces, au décor de l’histoire : un imagier, comme M. de Barante, qui ne s’attache qu’à reproduire l’éclat extérieur de la narration des vieux chroniqueurs et qui étale aux yeux comme une suite magnifique de tapisseries à sujets historiques, manque au devoir essentiel de l’historien. Il s’agit, en montrant la vie, d’expliquer la vie : loin de chercher l’effet dramatique, loin d’emplir le public de stupeur par l’étrangeté ou l’énormité des choses, l’historien doit réduire tout à la nature, faire la guerre au miracle, découvrir la simplicité du prodige sans en diminuer la grandeur. Ainsi Jeanne d’Arc expliquée sera toujours Jeanne d’Arc, et plus admirable que jamais : « le sublime n’est point hors nature, c’est au contraire le point où la nature est le plus elle-même, en sa hauteur, profondeur naturelles ».

Voilà comment Michelet a conçu sa tâche : il fallait, pour en venir à bout, deux conditions difficiles à réunir, la science et la poésie. Michelet réunit ces conditions. Il sut rassembler laborieusement les fragments de la vérité, et saisir par intuition la vérité totale. Il eut cette force de sympathie qui seule atteint et ressuscite l’âme des siècles lointains.

Thierry avait tenté de retourner aux sources : Michelet élargit la méthode et la complète. Aux documents imprimés il joint les inédits ; aux chroniques, les actes, chartes, diplômes de toute sorte ; il interroge les œuvres de la littérature et de l’art ; une