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l’époque romantique.

les idées de ses quatre volumes. C’est dire que Guizot[1] élimine les faits, les hommes, la vie. Il connaît les sources : il établit solidement sur les documents originaux les bases de son travail. Mais il ne s’intéresse qu’aux idées, aux idées générales, qu’il fait sortir avec une rare puissance. Il discipline les faits, pour qu’ils montrent leurs lois, et pour qu’ils donnent un enseignement par ces lois : mais entendez qu’ils donnent un enseignement orthodoxe, c’est-à-dire selon l’orthodoxie doctrinaire. L’Histoire de la Révolution d’Angleterre[2], l’Histoire de la Civilisation en Europe, l’Histoire de la Civilisation en France, ces grandes œuvres froides et fortes, sont la démonstration, impartiale et scientifique en apparence, systématique et passionnée au fond, de ces deux vérités : qu’une royauté même légitime n’a pas de droits contre les représentants de la nation ; et que le gouvernement doit appartenir aux classes moyennes qui ont la richesse et les lumières, qui, par intérêt et par capacité, assureront la prospérité du corps social. Il faut voir avec quelle sûreté d’analyse, et quelle subtilité habile à se déguiser sous une sévère exactitude, Guizot étudie les quatre éléments de la société du moyen âge : aristocratie féodale, Église, royauté, communes, en conduit les relations et les progrès, de façon à faire apparaître le régime de 1830 comme le couronnement nécessaire et légitime de toute l’Histoire de France.

M. de Tocqueville[3] est plus réellement impartial ; il a l’esprit plus large et plus profond que Guizot. Ses deux grands ouvrages, la Démocratie en Amérique (1835-39), l’Ancien Régime et la Révolution (1850), sont vraiment en notre siècle les chefs-d’œuvre de la philosophie historique. M. de Tocqueville, légitimiste et chrétien, a tâché de comprendre son temps, cette France nouvelle qui rejetait la légitimité et faisait la guerre à l’Église. La haute conception qui jadis avait permis à Bossuet d’étudier si librement les sociétés païennes de l’antiquité, et de rechercher les causes physiques ou morales des événements, la croyance au gouvernement de la Providence, a mis Tocqueville à l’aise : assuré que la France allait

  1. Cf. p. 920. Éditions : Histoire de la Révolution d’Angleterre, 1827-28, 2 vol. in-8 ; Cours d’Histoire moderne, 1828-30, 6 vol. in-8 (dédoublé en Hist. gén. de la Civilisation en Europe et Hist. gén. de la Civilisation en France).
  2. L’histoire d’Angleterre est mise presque au même plan que l’histoire de France par les Guizot, les Villemain, les Thierry ; la révolution d’Angleterre est la première étude qui occupe Guizot et Villemain. Ce fait montre bien l’influence des idées politiques sur les travaux historiques.
  3. Alexis de Tocqueville (1805-1859). magistrat, député, ministre en 1849 sous la présidence de Louis Bonaparte. — Éditions : La Démocratie en Amérique, 1re partie, 1835, in-8 ; 2e partie. 1839. in-8 ; 16e éd., 3 vol. in-8, 1874 ; l’Ancien Régime et la Révolution, 1850, in-8 ; 8e éd., 1877 ; Correspondance et œuvres inédites, 2 vol. in-8, 1860. Œuvres complètes, 9 vol. in-8. Souvenirs. 2 vol. in-S. 1893. — À consulter : Faguet, Politiques et Moralistes, 3e série.