Page:Lanson - Histoire de la littérature française, 1920.djvu/1039

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
1017
l’histoire.

s’était alors donné une mission : « guerre à Mézeray, guerre à Velly, à leurs continuateurs et à leurs disciples ! » À son dessein politique de réhabiliter les classes moyennes se superposèrent heureusement une large passion scientifique, un amour désintéressé de la vérité, un absolu besoin de la connaître et de la dire. Il commença, dans ce double esprit, ses Lettres sur l’Histoire de France : mais son chef-d’œuvre, ce sont les Récits mérovingiens (1840). Le parti pris politique s’y fait peu sentir, par la vertu du sujet ; l’état d’esprit orléaniste s’élargit en pitié des vaincus, en sentiment douloureux des misères individuelles ou collectives ; l’historien est tout à la joie de faire sortir des vieilles chroniques, dans toute la barbarie de leurs noms germaniques hérissés de consonnes et d’aspirations, les Franks et leurs chefs, les Chlodowig, les Chlother, les Hilderik, les Gonthramm, de montrer par de petits faits significatifs ce qu’était un roi franc, comment étaient traités les Gaulois, de substituer dans l’imagination de son lecteur, à la place des dates insipides et des faits secs qu’on apprend au collège, une réalité précise, dramatique, vivante. Il est tout occupé à son œuvre de résurrection, qu’il mène avec une rare intelligence : ses idées générales ne lui servent plus qu’à distinguer sûrement les détails aptes à figurer comme types.

Aug. Thierry chercha une forme pour l’histoire ainsi comprise. Il rêvait d’allier « au mouvement largement épique des historiens grecs et romains la naïveté de couleur des légendaires, et la raison sévère des écrivains modernes ». Je n’oserais dire qu’il ait absolument réussi. Il saisit très adroitement dans les documents originaux l’expression colorée qui date et caractérise le récit, qui contient comme l’âme du passé : mais, malgré tout, il n’est pas suffisamment artiste. Le fond de style est du temps de Louis-Philippe : on sent qu’il écrit entre Béranger et Thiers. Par un certain manque de poésie et de beauté, la forme est inférieure à la matière comme à l’intention de l’auteur. Malgré cette insuffisance, il lui reste d’avoir été le premier qui ait su chercher et lire dans les faits le caractère particulier d’une époque, mettant ainsi l’histoire d’un seul coup dans sa véritable voie.


2. L’HISTOIRE PHILOSOPHIQUE : GUIZOT, TOCQUEVILLE.


Thierry a écrit des Récits mérovingiens : en une page, Guizot nous en donne toute la substance. Thierry raconte la Conquête de l’Angleterre par les Normandes : une demi-page de Guizot ramasse toutes