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le roman romantique.

D’abord il compose, très solidement, très soigneusement : dans la moindre nouvelle, il pose ses caractères, il établit son action initiale, et tout se déduit, s’enchaîne ; le progrès est continu, et les proportions exactement gardées. Puis, il est sobre, il ne s’étale pas. Il sait faire vingt pages, où les romantiques s’évertuent à souffler un volume. Aussi quelle plénitude dans cette brièveté ! Un paysage est complet en cinq ou six lignes. Les caractères se dessinent par une action significative, que le romancier a su choisir en faisant abstraction du reste. Il ne se perd pas en longues analyses : il se place entre Balzac et Stendhal : comme le premier, il indique le dedans par le dehors, mais il indique avec précision des états de conscience perceptibles seulement au second.

Il est simple aussi : ni sensibilité ni grandes phrases ; un ton uni, comme celui d’un homme de bonne compagnie qui ne hausse jamais la voix. On peut imaginer l’effet de cette voix douce et sans accent, quand elle raconte les pires atrocités. Car Mérimée est « cruel » : il conte avec sérénité toutes sortes de crimes, de lâchetés et de vices, les histoires les plus répugnantes ou les plus sanglantes ; ne croyant ni à l’homme ni à la vie, il choisit les sujets où son froid mépris trouve le mieux à se satisfaire.

Il se plaît à déconcerter nos intelligences, à troubler nos nerfs, par des récits étranges, qui nous laissent dans le doute, si nous avons affaire à un mystificateur ou réellement à un miracle. Ce sont des aventures singulières, qui à la rigueur se peuvent expliquer par un concours de circonstances naturelles, qui laissent pourtant une sorte de saisissement dont on ne peut se défendre, comme devant une apparition authentique du surnaturel. Quelque sujet qu’il ait choisi, Mérimée le traite avec une puissance singulière d’expression. Il n’y a guère dans la littérature de personnages plus complets et plus vivants que Colomba, que Carmen : nous les voyons pleinement, dans toutes leurs particularités morales et physiques ; et leur individualité singulière n’en fait pas des êtres d’exception : nous en sentons la solide humanité, revêtue d’une forme unique.

Il n’y a pas de réalisme plus expressif que certaines parties de la Chronique de Charles IX : les propos de soldats, et d’autres scènes vulgaires ont une intensité pittoresque, qui dépasse peut-être ce qu’on trouve dans le Camp de Wallenstein, le modèle littéraire du genre. Il n’y a pas de morceaux d’art où l’imitation soit plus adéquate que dans l’Enlèvement de la redoute à la vue même des choses. Le style de Mérimée, propre, précis, objectif, plus fin et moins abstrait que celui de Stendhal, concourt à l’illusion.

Mérimée appartient à la grande période romantique : son œuvre de romancier tient à peu près toute dans une vingtaine d’années,