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l’époque romantique.

pathies de tempérament, des communautés d’antipathie ; quelques idées littéraires aussi les rapprochaient. Ils aimaient tous les deux à bousculer la morale bourgeoise ; ils étaient tous les deux flegmatiques, observateurs, ils se moquaient des beaux enthousiasmes romantiques ; ils avaient tous les deux l’esprit de la psychologie. Mais bien des différences aussi les séparaient. Stendhal reprochait à Mérimée de n’avoir pas lu Helvétius ni Condillac ; il lui reprochait son ironie cruelle et son manque de tendresse. Mérimée est le moins humanitaire des hommes, et son pessimisme est ce qu’il y a de plus opposé au rationalisme optimiste des encyclopédistes ; il méprise trop l’homme pour avoir foi au progrès.

Il ne tient au xviiie siècle que par certaines audaces et certaines crudités de pensée : par l’aspect extérieur aussi de sa personne intellectuelle. Et il ne se rattache guère qu’au xviiie siècle sceptique et sec ; Mérimée est un homme du monde, de tenue parfaite, d’esprit aigu et mordant, sans illusion, sans élan, volontiers cynique, avec la plus exquise correction de langage. Il a peut-être plus de sensibilité qu’il n’en montre : il est capable d’affection ; mais il craint extrêmement le ridicule ; il pose pour l’homme fort et détaché.

Il tient beaucoup à ce qu’il écrit, mais il ne veut pas paraître y tenir. Il fait effort pour n’avoir pas l’air d’un écrivain de profession. Il s’est donné une spécialité, l’histoire, et surtout l’archéologie, volontiers il présente ses nouvelles comme des propos d’archéologue qui évoque quelque souvenir de ses voyages. Aussi son œuvre est-elle, extérieurement, moins objective que celle de Stendhal : il parle de lui, des objets qui l’intéressent, des recherches pour lesquelles il s’est mis en route. Il mêle des réflexions, des dissertations d’archéologue à ses récits ; il nous rappelle ainsi de temps à autre, de peur que nous ne l’ignorions, que ce n’est pas son affaire de faire un roman, et qu’il ne s’est mis ci conter que par accident, pour nous faire plaisir. La même coquetterie se fait paraître par d’autres procédés ; ainsi quand dans la Chronique de Charles IX il laisse au lecteur le soin de choisir le dénouement qui lui plaira : grossier défaut, mais défaut voulu.

Cependant, il ne faut pas s’arrêter aux accessoires ni à la surface de l’œuvre. En réalité le roman de Mérimée est essentiellement objectif : il se répand autour de son sujet, mais le récit lui-même est impersonnel. Lisez ses chefs-d’œuvre : les parties principales de la Chronique de Charles IX. Colomba, Tamango, Matteo Falcone, le corps du récit de Carmen, etc. ; Mérimée s’efface ; ce n’est plus qu’un scrupuleux artiste qui s’efforce à faire sortir le caractère du modèle naturel. Personne ne s’est, en notre temps, plus rapproché que lui du réalisme classique.