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le roman romantique.

bassesses, ce que l’on s’estimait légitimement dû. La société fait une honteuse banqueroute aux meilleurs des enfants qu’elle élève. Ceux qui sont artistes ou philosophes, se réfugient dans le rêve. Ceux qui sont d’honnêtes natures, douces et veules, se résignent à vivre mesquinement, à avancer lentement ou à marquer le pas dans leur carrière, contents du lopin qu’on leur abandonne, ou bien découragés par les compétitions, abrutis par l’effort. Mais les natures énergiques — et nous revenons à l’idée favorite de Stendhal — les forts, qui n’ont ni protecteurs ni parents pour leur aplanir la route, que feront-ils ? Ils ne renonceront pas, ils mettront habit bas, bas aussi toutes les délicatesses de sentiment, toutes les idées de moralité dont l’éducation les ligotte, et ils entreront dans la mêlée, la tête haute et le poing levé : ils feront leur trou, hardiment, brutalement[1]. Ils seront assommés, ou ils seront maîtres : rien de médiocre ne leur convient. L’homme supérieur redevient un animal de proie. Par malheur le gendarme est là, et l’homme supérieur finit parfois sur l’échafaud, comme Julien Sorel, le héros de Rouge et Noir, un caractère d’une autre envergure que tous les ambitieux de Balzac, à qui il n’a manqué qu’un peu de chance pour faire agenouiller devant lui la société qui le condamne.

La forme, dans Stendhal, est indifférente ; elle n’existe pas comme forme d’art ; elle n’est que la notation analytique des idées. Notre romancier a appris à écrire dans l’Art de raisonner, l’Art de penser, et la Grammaire de Condillac.


5. LA NOUVELLE ARTISTIQUE : MÉRIMÉE.


On a souvent donné Mérimée[2] comme un disciple de Stendhal : les deux hommes furent liés d’amitié. Il y avait entre eux des sym-

  1. À moins que l’étal social ne leur recommande plutôt l’hypocrisie, comme c’est le cas de Julien Sorel sous la Restauration, qui fait la Congrégation toute-puissante.
  2. Biographie : Prosper Mérimée (1803-1870), né à Paris, secrétaire du comte d’Argout en 1830, puis chef de bureau au ministère de la Marine, devient en 1831 inspecteur des monuments historiques ; il se lie en 1840, en Espagne, avec la famille Montijo ; ami particulier de l’impératrice Eugénie, il devient sénateur en 1853. Il donne le théâtre de Clara Gazul en 1825, la Guzla en 1826, la Jacquérie en 1828, puis la Chronique de Charles IX (1829), des nouvelles de 1830 à 1841 (Tamango, Vénus d’Ille, Matteo Falcone, Colomba, etc.) ; Carmen (1847). Il a publié des voyages archéologiques et des ouvrages historiques : Essai sur la guerre sociale (1841) ; les Faux Démétrius (1854) ; Mélanges historiques et littéraires (1855). Il fut un des premiers chez nous à s’intéresser à la littérature russe.

    Éditions : Calmann Lévy, 13 vol. in-18. Lettres à une inconnue, 1873, in-18. Lettres à une autre inconnue, 1875, in-18. Lettres à Panizzi, 2 vol. in-8, 1881. Lettres à la Princesse Julie, Revue de Paris, 1er et 15 juillet 1894. Une Corr. inédite, Paris, Calmann Lévy, 1896, in-18. — À consulter : E. Faguet, xixe siècle. A. Filon, Mérimée et ses amis, 1894, in-16 ; Mérimée (Coll. des Gr. Écriv. fr.), in-16, 1898.