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l’époque romantique.

vie n’est plus qu’un prodigieux labeur d’écrivain. J’ai tort de dire labeur : elle s’est découvert, quand elle s’est mise à écrire, une inépuisable facilité. Souvent elle ne sait pas où elle ira, lorsqu’elle s’assied à sa table pour commencer un roman : les incidents, les sentiments naissent les uns des autres, se suscitent et s’engrènent dans son imagination ; elle n’est que le spectateur et le rédacteur d’une action qui se développe en elle, sans elle.

Ce système, qui n’en est pas un, a ses inconvénients : le pire est la prolixité ; quand on n’a pas marqué d’avance le terme où l’on doit arriver, il n’y a pas de raison pour s’arrêter ; il n’y en a pas non plus pour borner l’étendue de chaque partie, par son rapport à un ensemble qui n’existe pas. Il arrive aussi que les caractères se déforment au courant de l’histoire, ou qu’un récit entamé d’enthousiasme avec une robuste allégresse se traîne péniblement après les premières étapes, sans que l’auteur, qui a marché au hasard, puisse naturellement ni continuer ni finir.

À son exercice littéraire George Sand apportait une intelligence plus vive qu’originale, plus apte à refléter qu’à produire des idées, toute soumise aux impulsions de la sympathie et de l’imagination. Aussi, selon ses lectures, ses fréquentations et ses états de sentiment, distingue-t-on dans son œuvre trois courants, ou trois sources d’inspiration, qui y caractérisent trois périodes successives.

Élève de Rousseau, gagnée par la fièvre romantique, blessée par la dure expérience de son mariage, elle fait l’amour souverain et sacré, sans mesure et sans frein ; elle condamne la société qui opprime la passion par l’intérêt, la raison et la loi. Elle écrit des romans débordants de lyrisme, d’idéalisme, de romantisme, Indiana (1832), Lélia (1833 ; éd. complétée 1839), Jacques (1834). Dans Mauprat (1837), le thème lyrique s’enveloppe el se tempère d’une sorte de restitution historique : dans ce décor xviiie siècle, le romantisme de 1830 semble retourner à ses origines, à la sensibilité de la Nouvelle Héloïse ; il y a plus d’objectivité, de calme impersonnel dans cette peinture de l’amour matant, polissant, affinant une brute sauvage.

Puis la vue de George Sand s’élargit : un peu apaisée par sa liberté reconquise, elle regarde hors d’elle-même, et sa sympathie cherche d’autres objets que les affaires ou les états de son propre cœur. Lectrice des philosophes du xviiie siècle, amie de Barbès, de Michel (de Bourges), de Pierre Leroux, de Jean Raynaud[1], et surtout bonne, d’une bonté immense et profonde, elle adopte la religion de l’humanité. Elle se fait socialiste, à la façon de ce

  1. Très liée aussi avec Ledru-Rollin, elle rédige en 1848 le Bulletin de la République, journal du Ministère de l’Intérieur.