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l’histoire.

leur moyen de servir Dieu, pour un seigneur, c’est de rester sur ses terres, et de protéger ses gens. Il a l’indépendance, la dignité, l’amour de paraître de la noblesse féodale : pour un mince grief, il menace de quitter saint Louis. Il aime le bon vin, et s’est fait défendre par les « physiciens » d’y mettre de l’eau ; il aime la bonne chère et tient presque table ouverte en Syrie. Il nous conte comment il remplit ses établis et ses celliers ; il dépense magnifiquement l’argent du roi. Il aime les riches habits, et saura bien répliquer à maître Robert de Sorbon, s’il l’attaque là-dessus. Ce très honnête et délicat chevalier n’entend rien à la probité commerciale : c’est vertu de bourgeois. En vain les Templiers essaient-ils de lui faire comprendre qu’ils ne peuvent toucher aux dépôts qu’on leur confie : il force leur caisse, pour payer la rançon du roi. Il trouve tout naturel aussi de tricher sur le paiement, et de frustrer les Sarrasins de dix mille livres qu’on leur doit : est-ce péché de tromper les mécréants ?

Ces deux hommes excellents, le roi avec le sénéchal, en face de Perceval et de Galaad, c’est le possible et le réel en face de la chimère et du rêve. Avec plus de singulière perfection, en saint Louis, avec plus de commune humanité, chez Joinville, voilà l’esprit qui a créé le monde mystique du Graal, voilà, réalisée en des actes vraisemblables, accessibles, en pleine réalité historique et vivante, la chevalerie du Christ. Mais de plus, il y a en ces deux hommes, dans la libre intimité de leur commerce, dans la naturelle effusion de leurs natures, à travers leurs dialogués, il y a comme un rayon de cette grâce aimable et puissante, qui illumina parfois le christianisme au moyen âge, avant les schismes et les révoltes ; ce roi et ce baron sont de la communion de saint François d’Assise.

Autour d’eux, on voit poindre une aurore de vie mondaine : c’est Lancelot, et non le Graal, qui donne le ton ; et le mot du comte de Soissons à Mansourah : « Nous parlerons de cette journée dans les chambres des dames », enregistre une orientation définitive du tempérament français. Ce jour-là, une des forces morales qui produiront le xviie siècle, entre en jeu.

Joinville est une riche nature, dont les actes et relations de la vie chrétienne et féodale n’épuisent point l’abondance. Son originalité, sa caractéristique, c’est une curiosité toujours éveillée, toujours active, d’autant qu’à son esprit vierge de toute science solide et positive, tout est nouveau. Deux ou trois impressions, sèches, sinon faibles, ou réprimées rapidement, piquent à peine quelques traits pittoresques sur la grave démonstration de la conduite de la quatrième croisade : Joinville regarde tout, s’émerveille de tout, et dit tout. Il semble que l’univers ait été créé pour lui, et que ce soit le premier regard de l’humanité sur le monde des formes, des