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le théâtre romantique.

le librettiste fait pour le musicien. Ses drames équivalent aux recueils lyriques qu’il a donnés : toute la différence est qu’ici le fil d’une intrigue réunit les fragments de l’inspiration. Nous y trouvons d’admirables couplets, de délicieux dialogues d’amour : il n’importe qui parle, Hernani et Dona Sol, Ruy Blas et la Reine, Didier et Marie ; c’est toujours lui et elle, le couple romantique. Puis de vastes amplifications, des merveilles d’invention verbale : comme la scène des portraits d’Hernani, réalisation d’une figure banale de l’art oratoire. Puis, comme il faisait sur l’histoire de son temps, sur les faits divers de la vie contemporaine, le poète médite sur ses lectures, sur les histoires des temps disparus ; et, sous les noms de ses acteurs, c’est lui qui parle. Dans le monologue de Charles-Quint, dans les tirades de Saint-Vallier ou de Nangis, dans maints dialogues, il ne faut voir que le poète pensif qui nous dit sa pensée. Lorsque Ruy Blas foudroie les courtisans de son indignation grandiloquente, c’est un exercice de satire lyrique qui continue certaines pièces des Chants du Crépuscule, et annonce les Châtiments[1].

Il y a quelque chose dans ces drames, qui ne s’était pas étalé encore dans la poésie de V. Hugo, s’il se rencontrait déjà dans Notre-Dame de Paris : un comique d’imagination, sans esprit, sans finesse et sans idées, robuste, vulgaire, un peu lourd, tout renfermé dans les éléments sensibles du style et du vers, dans l’image et dans la rime, quelque chose de copieux et de coloré dont on ne saurait nier la puissance. Le quatrième acte de Ruy Blas (le quatrième, notez-le, l’acte critique du drame, pour mieux narguer les classiques) appartient tout entier à don César de Bazan ; sous le nom de ce gueux pittoresque, V. Hugo a lâché sa fantaisie, et nous a donné un chef-d’œuvre de comique énorme et truculent.

De Vigny, une seule pièce compte, Chatterton (12 février 1835) : mais elle est supérieure. Point d’histoire, point de particularités singulières : Vigny ne s’intéresse pas à ce que fut son héros dans la réalité. Il écarte les « faits exacts de sa vie » ; Chatterton n’est pour lui qu’ « un nom d’homme ». Il ne prend de sa destinée que ce qui en fait un type. Point d’intrigue, un minimum d’action : « C’est l’histoire d’un homme qui a écrit une lettre le matin, et qui attend la réponse jusqu’au soir ; elle arrive, et le tue[2] ». Ici, dit le poète, « l’action morale est tout ». On voit combien cette

  1. L’imagination du décor et de la figuration qui égare parfois Hugo, s’accorde parfois avec l’imagination lyrique : le poète crée alors une beauté scénique originale ; ainsi quand le duo d’amour de Dona Sol et d’Hernani se déroule et se termine dans le cadre de Saragosse incendiée (11e éd.).
  2. Dernière Nuit de travail. — À consulter : E Sakellaridès, A. de Vigny auteur dramatique, 1902.