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ce que nous appelons en France « les humanités modernes », c’est-à-dire une véritable préparation à la vie, au contact avec les hommes et au contact avec les choses.

Il y a à peine plus de deux siècles en Occident, et quelques dizaines d’années en Orient, le développement des techniques qui concernent le contact avec les choses était encore très rudimentaire et la préparation à leur emploi ne jouait dans l’enseignement qu’un rôle insignifiant. L’activité matérielle ou manuelle y était négligée, sinon méprisée. La culture que donnait l’école était d’ordre essentiellement littéraire et moral, orientée surtout vers la préparation au contact avec les hommes. Elle n’était d’ailleurs donnée qu’à une minorité ; l’éducation devait se contenter, pour le plus grand nombre, de la tradition orale et de l’apprentissage pour la préparation du métier.

C’est le développement constant de la technique, son aspect de plus en plus scientifique et complexe, qui ont rendu nécessaire un élargissement de l’instruction publique et déterminé les conditions actuelles de l’éducation. Dans l’intérêt général, un minimum de connaissances abstraites, la lecture, l’écriture et les rudiments du calcul ont dû faire partie de la préparation du travailleur manuel. Il a fallu donner à tous une initiation intellectuelle d’orientation technique, une instruction primaire orientée vers les choses. Pour le bien de tous et de chacun, il a fallu donner à l’enseignement un caractère obligatoire.

C’est là un premier service rendu par le développement scientifique et technique au développement de la culture en imposant la nécessité d’y faire participer tous les hommes.

Mais les deux initiations, morale plus ancienne et technique plus récente, les deux éducations spirituelle et temporelle, pourrait-on dire, se sont jusqu’ici juxtaposées sans se pénétrer ; elles se sont développées parallèlement dans une indépendance réciproque symbolisée par la vieille et périmée distinction de Pascal entre l’esprit de finesse et l’esprit de géométrie. En France, et certainement aussi dans la plupart des autres pays, nous n’avons pas encore réussi à réaliser une synthèse harmonieuse entre ces deux aspects de la culture, à rendre celle-ci véritablement humaine et moderne à la fois, adaptée aux besoins nouveaux de la vie. La cause en est probablement dans la trop grande rapidité du développement technique, d’où résulte dans la vie collective un déséquilibre ; notre crise de l’éducation en est une conséquence, parmi tant d’autres.

On ne saurait exagérer l’importance de ce conflit entre les deux tendances, les deux aspects moral et technique de la culture, conflit qui, dans ma jeunesse, se manifestait par le défaut de contact, sinon par le mépris réciproque entre les jeunes gens qui, dans les classes supérieures de nos lycées, suivaient la voie littéraire d’une part et la voie scientifique de l’autre. Il existe, à mon sens, une liaison profonde entre ce conflit et le drame de la crise actuelle, crise économique et crise de conscience à la fois pour l’humanité tout entière. La vie scolaire et la vie sociale étant intimement liées puisque l’une doit préparer à l’autre, il n’est pas surprenant que leurs difficultés se rejoignent et procèdent d’une même origine : la nécessité d’adapter nos institutions et notre vie morale aux conditions nouvelles issues d’un accroissement prodigieux et rapide de nos moyens d’action sur le monde matériel. La conscience de cette solidarité entre le problème de l’éducation et le problème de la justice sociale nous a dicté le choix du thème de ce Congrès. Le but de notre Ligue est de contribuer à la solution du premier de ces problèmes, solution qui, pour beaucoup d’entre nous, doit précéder celle du second et ne peut en tout cas manquer de la rendre singulièrement plus facile.

On peut aller plus loin et dire que le défaut d’unité dans la culture a eu pour conséquence que le développement scientifique et technique s’est poursuivi indépendamment du développement moral, du perfectionnement des institutions humaines et de l’organisation sociale qui, par leur nature même et par leur antiquité sont restées beaucoup plus soumises à l’influence des traditions, des conceptions et des mythes du passé. La science, au contraire, sous son aspect expérimental, le plus fécond, n’avait à peu près aucun passé ; la technique en avait un très rudimentaire, de sorte que leurs progrès parallèles et joints se sont poursuivis sans être gênés ou freinés par tout ce qui, d’autre part, dans les traditions et dans les réactions sentimentales des hommes a pu gêner ou freiner le développement du côté moral et humain de la civilisation, le progrès de ce que je désignerais par le mot synthétique de justice.

De cette indépendance est résulté le conflit dont nous souffrons tous aujourd’hui.