Page:Lange - Histoire du matérialisme, Pommerol, 1879, tome 2.djvu/528

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

beauté, mais forme même avec elle un contraste marqué. Tout ce qui est beau est poésie, même ce qui devient immédiatement l’objet des sens, car déjà à l’activité primitive des sens se mêle, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, une addition faite par notre esprit. L’artiste, dans la contemplation immédiate, voit déjà son objet plus beau que ne le voit le profane, moins impressionnable, et nos peintres réalistes ne se distinguent des idéalistes que parce qu’ils admettent dans leur œuvre plus de qualités du réel et qu’ils font croiser l’idée essentielle, l’idée pure de l’objet par les idées de ses états divers ; mais s’ils n’idéalisaient plus du tout, ils ne seraient plus artistes. L’œil de l’amour poétise, l’ardeur du cœur poétise, et si l’on pouvait faire disparaître toute cette poésie, il est permis de se demander si la vie renfermerait encore quelque chose qui la rendît digne d’être vécue. Ainsi chez Uhlich, toute la conception de la nature — portion indispensable de sa religion — n’est qu’un poëme. « C’est mon impression véritable et réelle, dit Uhlich, quand je me baisse pour considérer une fleur, que la Divinité me regarde de là et m’envoie une odeur suave. » Très-bien, mais c’est aussi la véritable et réelle impression du croyant, lorsque, dans la prière, il sent le voisinage de son Dieu, et sait qu’il est exaucé. On peut lui contester la source extérieure de l’impression, jamais l’impression elle-même. Mais lorsque, dans la nature, je m’arrête à contempler le beau et la perfection relative pour m’édifier, je convertis la nature elle-même en mon idée du beau et du bien. Je ne fais pas attention à une tache sèche sur le calice d’une fleur ni aux traces de rognure laissées aux feuilles par les chenilles, et, lorsqu’une fleur croît dans mon jardin et qu’elle exhale une odeur désagréable, je n’en profite pas pour adorer également quelque peu le diable, mais je l’arrache et je la jette à une autre place de la nature encore moins propre à éveiller en moi des réflexions édifiantes.

Il dépend de moi de voir dans la nature exclusivement