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surtout quand les ressources des provinces commencent à s’épuiser, peut aisément amener une commotion générale, parce qu’il entrave tout l’essor du commerce à son point central et qu’il détruit ainsi subitement les valeurs exagérées que le luxe consommait et produisait. Mais même sans ces attaques du dehors, la décadence devait s’accélérer, alors que l’appauvrissement et le dépeuplement des provinces étaient tels que, même en les pressurant de plus en plus, on ne pouvait en obtenir un rendement égal à celui du passé. La vérité historique de ces faits, en ce qui concerne l’empire romain, s’offrirait à nos yeux avec beaucoup plus de clarté, si les avantages d’une centralisation grandiose et savamment coordonnée n’eussent, sous les grands empereurs du IIe siècle, neutralisé le mal et même créé une nouvelle prospérité matérielle à la veille de la décadence universelle. C’est à cette dernière floraison de la civilisation ancienne, dont les villes surtout et quelques districts privilégiés éprouvaient les bienfaits, que s’applique la description flatteuse de l’empire par Gibbon[1]. Il est clair cependant que le mal économique, sous lequel devait finalement succomber l’empire, était déjà développé à un haut degré. Une période de prospérité qui repose sur l’accumulation et la concentration des richesses peut fort bien arriver à son apogée, alors que les moyens d’accumulation commencent à disparaître ; ainsi la chaleur la plus intense de la journée se fait sentir au moment où le soleil est déjà sur son déclin.

La décadence morale, hâtée par le développement de cette grande centralisation, doit se manifester bien plus tôt, parce que l’asservissement et la fusion de nations et de races nombreuses, complètement différentes les unes des autres, troublent les formes particulières et même les principes généraux de la morale. Hartpole Lecky montre très-judicieusement [2] que la vertu romaine, étroitement fondue avec l’ancien patriotisme local des Romains et les croyances de la religion indigène, dut sombrer par la disparition des anciennes formes politiques, le scepticisme et l’introduction de cultes étrangers. Trois causes : le césarisme, l’esclavage et les combats de gladiateurs, empêchèrent la civilisation, dans son développement, de remplacer les anciennes vertus par de vertus nouvelle et supérieures, des « mœurs plus nobles et une philanthropie plus générale. » L’auteur n’aurait-il pas ici pris les effets pour les causes ? (Voir le contraste si bien établi par le même Lecky, un peu plus haut, entre les nobles intentions de l’empereur Marc-Aurèle et le caractère des masses populaires qui lui étaient soumises). L’individu peut, à l’aide de la philosophie, s’élever à des principes moraux,

  1. Hist. of the decline and fall of the Roman empire, cap. I.
  2. Sittengesch. Europa’s von Augustus bis auf Karl den Grossen.