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30 [page 31]. Voir, dans l’histoire de la philosophie moderne, les rapports de Locke à Hobbes ou ceux de Condillac à La Mettrie. Cela ne veut sans doute pas dire que nous devions toujours nous attendre à une filiation historique semblable ; cependant elle est naturelle, aussi est-elle la plus fréquente. On doit en outre remarquer qu’en règle générale, les arguments sensualistes se rencontrent chez les matérialistes les plus éminents ; ils apparaissent très-évidents chez Hobbes et Démocrite. De plus, on voit aisément qu’au fond le sensualisme n’est qu’une transition vers l’idéalisme ; ainsi Locke penche tantôt vers Hobbes, tantôt vers Berkeley. Du moment que la perception sensible est la seule donnée, la qualité de l’objet devient indécise et même son existence incertaine. Toutefois, l’antiquité ne fit point ce pas.

31 [page 32]. On peut regarder comme une fable l’histoire du portefaix, bien que l’origine en soit très-ancienne[1]. Protagoras fut-il réellement l’élève de Démocrite ? Pour décider cette question, il faudrait d’abord résoudre celle de l’âge respectif de ces deux philosophes. Or c’est la précisément que gît la difficulté : on l’a déjà indiquée, note 10. Nous ne la trancherons point ici ; cette solution importe peu à notre sujet. L’influence de Démocrite sur la théorie sensualiste de la connaissance chez Protagoras, à supposer que l’on se décide en faveur de l’opinion la plus accréditée, celle qui fait Protagoras de vingt ans plus âgé que Démocrite, cette influence n’en reste pas moins vraisemblable. Et il faudrait alors admettre que Protagoras, d’abord simple rhéteur et professeur de politique, ne conçut son système qu’à une époque plus récente, celle de son second séjour à Athènes, dans le cours de ses polémiques avec Socrate, lorsque déjà les œuvres de Démocrite avaient pu agir sur son esprit. Zeller, à l’exemple de Frei[2] a tenté de faire dériver d’Héraclite la philosophie de Protagoras, en laissant Démocrite complètement dans l’ombre ; mais cette manière de voir n’est pas à l’abri de toute critique, car elle n’explique pas la tendance subjective de Protagoras dans la théorie de la connaissance. Si l’on veut encore attribuer à Héraclite l’idée que la sensation est produite par un mouvement alternatif entre l’esprit et l’objet[3], il n’en est pas moins vrai qu’Héraclite ignorait complètement la transformation des qualités sensibles en impressions subjectives. Par contre, le « νόμῳ γλυκὺ καὶ νόμῳ πικρὸν » etc., de Démo-

  1. Voir Brandis, Gesch. d. griech. röm. Philos., l, p. 523 et suiv. ; et aussi Zeller. I, p. 866, note 1, qui certainement insiste trop sur les « dédains systématiques » d’Épicure.
  2. Quæstiones protagoreæ.
  3. Zeller, 1. p. 585.