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20 francs pour un troisième. Or, les prix des places qu’il lui convient de prendre étant de 5 francs, notre individu ira au théâtre dix fois. Aura-t-il plus de plaisir, en définitive, que s’il n’y allait que trois fois ? Pas nécessairement. Il est impossible de dire, en effet, que des dix représentations auxquelles il a assisté, l’une lui a donné une utilité égale à 150 francs, une autre une utilité égale à 30 francs, etc. L’utilité de ces représentations — si on néglige les différences dues aux pièces jouées, à l’interprétation, etc. — a été toujours la même. Ce qui ferait payer jusqu’à 50 francs pour une représentation unique, c’est que, assistant à celle seule représentation, on se trouve ne pas avoir goûté de toute une année cette sorte de plaisir qu’on y goûte : et ce plaisir en devient beaucoup plus vif.

On s’étonnera peut-être, dans ces conditions, que les hommes cherchent à se procurer en toujours plus grande abondance toutes les espèces de biens. Si, allant au théâtre trois fois dans la saison, nous devons avoir plus de plaisir au total qu’en y allant dix fois, pourquoi voulons-nous y aller dix fois ? C’est que chaque spectacle de plus que nous voyons nous donne un plaisir supplémentaire. Cela nous apparaît clairement, et nous ne voyons pas que ce plaisir positif que nous nous procurons, affaiblissant les plaisirs similaires, diminue en somme notre bonheur.

En définitive il apparaît, à bien observer les choses, que pour la plupart des biens que l’homme recherche afin de satisfaire des besoins positifs, son intérêt bien compris serait de ne pas s’en procurer plus d’une certaine quantité ; et l’on est fondé à dire que l’accroissement de la fortune, au delà d’un certain point, diminue le bonheur. Cette assertion d’ailleurs sera corroborée par deux remarques qu’il nous reste à faire.

La première remarque est relative à cet affaiblissement de la faculté de désirer qui se produit quand trop facilement l’on peut contenter ses désirs : cet affaiblissement dégrade, en quelque sorte, le ton vital ; et le bonheur résulte, il ne faut pas l’oublier, du ton fondamental de l’âme, d’une certaine tension continue de notre activité psychique beaucoup plus encore que des plaisirs spécifiques que nous nous procurons.

La deuxième remarque est celle de cette oisiveté à laquelle on a tant de peine à s’arracher quand on n’est point contraint de travailler pour vivre. L’oisiveté engendre l’ennui, communément, et par là elle est un nouvel empêchement au bonheur.

Les moralistes ont donc eu raison de placer le summum du bonheur humain dans la « médiocrité ». Tout ce que l’on peut discuter, c’est la détermination précise de cette médiocrité qui nous fait aussi heureux que possible. Là-dessus l’on pourra s’écarter de l’appréciation de tel ou tel d’entre eux. Mais surtout l’on n’oubliera pas qu’une question pareille ne peut pas être résolue par une formule générale, qu’elle comporte seulement des solutions individuelles, et infiniment diverses.